« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Demain quand nous nous enfuirons


 

 

… / …

 

Demain quand nous nous enfuirons dans l’expressTranssibérien,

     la petite Jeanne et moi,

vers Port-Arthur, vers Kharbine,

vers les vagues de plomb de l’Amour

où, comme des rondins, les cadavres jaunes remontent toujours en surface,

nous trouverons, enfin, le chemin qui conduit à nous et à l’amour

sans savoir que cet amour déborde de sentiments morts.

 

 

 

Car il n’est terre plus inconnue ni lieu plus attirant

que l’âme humaine… J’ai peur d’éclater en sanglots.

 

 

 

Au-dessus de moi pend la lampe du wagon, gluante de la chiure

     des mouches obsédantes,

comme l’énorme morve d’un pitoyable voyageur.

 

 

 

Pendant des heures je regarde à travers la vitre nocturne embuée

     d’une sueur brûlante.

Un cyprès solitaire, tout revêtu d’âcre poussière,

regarde les fenêtres closes de la maison de mon père

comme le moine qui me suit depuis tant de lieues le long du chemin,

éternellement à mes côtés, pour me lire éternellement un fragment de légende

de la Nouvelle Ville resplendissante,

légende que peut-être je vous conterai un jour.

 

 

 

Dans le ciel froid du Nord le soleil roule, paisible,

soleil géant des Slaves : roue à rayons de bois

qui restera éternellement la cinquième roue

du carrosse des peuples.

 

 

 

Mon rêve au ralenti comme une somnolente cadence :

 

 

 

les longues bandes des plaines infinies sur la Russie vaincue

et soudain un poulain approche, approche de plus en plus — sang neuf

à travers la gaze des neiges.

Blaise Cendrars / La légende de Novgorode (extrait)