« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le roman de François Villon (extrait)


 

 

… / …

     Le dos courbé, traînant la jambe, il marcha tout le jour, irrité, grommelant des paroles obscures et se rappelant, par moments, qu'il n'avait jamais eu des femmes, à part Margot, que railleries et mauvais traitements. Marion s'était moquée de lui, jadis. Catherine l'avait fait battre et Marthe, à son retour de Bourg-la-Reine, s'y était prise de telle façon pour l'écarter qu'il en avait le cœur meurtri.

     — Seigneur, qui suis-je ? Enseignez-moi ! suppliait-il. Je ne me connais pas. Je souffre et j'ai honte et il me faut pourtant vous offenser.

     Or ces plaintes ne l'apaisaient pas et il se voyait entouré de ses vices qui — quoi qu'il fît — l'avaient toujours séduit et entraîné. C'était sa gloutonnerie, ses mensonges, ses violences, sa luxure, sa paresse. Il avait beau s'en détourner. La Gloutonnerie disait : « Tu m'as toujours chérie comme il convient. Boire et manger. Plus que boire, même. T'enivrer. Rappelle-toi ! » Et ses Mensonges : « Nous t'aidions quand ton oncle te demandait où tu passais tes nuits, François ! quand tu répondais à ta mère. Pourquoi nous reprocher, aujourd'hui, les services que nous t'avons rendus ? »

     — Mais, protestait François, je ne sais pas… Vous m'avez pris enfant.

     — Et moi ? questionnait la Violence. Je vivais dans ton cœur et j'accourais au moindre appel. Est-ce vrai ? Quand tu guettais Sermoise, le soir, quand tu poursuivais Catherine et le petit Noël Jolis, n'étais-je pas ton amie ?

     Villon se bouchait les oreilles et les yeux. Il se taisait. Il calculait l'abîme de ses péchés et mille sourires, soudain, la précédant, c'était le tour de la Luxure d'apparaître avec, sur la couche molle de la première maîtresse, ce corps de femme nu, tout offert, palpitant de désir, chaud et déjà pâmé.

     — Tu as joui de moi, soupirait-elle d'un air morne et comblé. Sous mes jupes, quelles délices ! Sur mes lèvres, quelle extases ! Ah ! tu ne peux me renier. Je suis toujours la même. Regarde.

     Et elle montrait sa gorge aux tétins ronds que les soupirs gonflaient, son flanc profond et élastique, son ventre au pli secret, ses larges cuisses prêtes à le contenir encore et ses bras blancs et fermes dont il aimait l'étreinte.

     — François, je suis l'élue de tous tes appétits ; la plus fêtée, la plus suave. Reviens. Laisse-moi te consoler de tes petits chagrins ; ils ne sont rien quand je me donne.

     L'infortuné se reculait. Il avait peur de ce monstre femelle dont les yeux révulsés, les narines crispées, le visage pâle et tragique, le troublaient au-delà des pires appréhensions et, roidi contre lui, il se sentait mourir lorsque enfin la Paresse, à voix basse, murmurait :

     — N'est-ce pas toi, qui dormait le jour au lieu d'étudier, qui flânais par les rue, qui caressais les filles et, dans leur chambre, t'éveillais en baillant ? Laisse les fous s'agiter. Tu as le temps. Ils me font rire ceux qui n'ont point recours à moi ou me dédaignent. Quel vent les pousse ? Crois-moi, rien ne vaudra jamais mes longs repos, mes rêves équivoques du matin, ni cette douceur épuisée qui se cherche, mais ne peut se trouver.

     Tous ses vices à la fois, comme jadis, chez Margot, les fillettes rangées près d'un client, l'appelant, le flattant, l'appelaient, le flattaient, mais il ne voulait point les voir ni les entendre. Il fuyait devant eux. Il s'efforçait de les maintenir à distance et, son égarement croissant, suppliait Notre-Dame de l'aider à se vaincre car, livré à lui-même, il se savait perdu.

     Plus il allait, plus il sentait que ses forces s'épuisaient, mais alors il se dit qu'il devait résister quand-même et pensa à sa vieille femme de mère, avec un élan si profond, qu'il en eut une seconde de répit. Il l'évoqua, seulette, aux Cordeliers. Il se souvint de son enfance, de cette pièce basse et triste où il avait grandi, de la rue, du moustier où il priait la Vierge et son cœur se serra. Il se crut tout bambin, auprès de la pauvre femme qui l'avait élevé, bercé, gardé des loups, l'hiver de 1438 où les enfançons de Paris avaient un même air souffreteux tant la misère était commune. Cela l'apitoya. Il eût voulu crever là, de détresse, contre la terre, avec cette image sous les yeux. Crever comme un maudit qui avait fait le mal, qui le ferait encore par une fatalité qui ne le lâchait pas. C'était trop. Oui, crever seul, abandonné de tous, se haïssant, se détestant et, en même temps, se plaignant à en verser des larmes qui lui brûlaient la face, tant ce sort lui semblait odieux.

     Et il était sincère. Et il criait merci aux bons et aux mauvais dans le froid crépuscule qui, peu à peu, gagnait les champs, quand, tout à coup, arraché par ses peines, par une inexprimable intervention, il éleva vers Notre-Dame cette prière où sa mère gémissait et empruntait sa voix :

 

                         Dame des cieulx, régente terrienne,

                         Emperière des infernaux palus,

                         Recevez-moy, vostre humble chrestienne,

                         Que comprinse soye entre vos esleus,

                         Ce nonbstant qu'oncques rien ne valus.

                         Les biens de vous, Ma Dame et Ma Maîtresse,

                         Sont trop plus grans que ne suis pécheresse,

                         Sans lesquels biens âme ne peut merir

                         N'avoir les cieulx, je n'en jangleresse.

                         En ceste foy je vueil vivre et mourir.

 

                         A votre Filz, dictes que je suis sienne ;

                         De luy soyent mes péchés absolus :

                         Pardonnez-moy comme à l'Égipcienne,

                         Ou comme il feist au clerc Theophilus,

                         Lequel par vous fut quitte et absolus,

                         Combien qu'il eust au deable fait promesse.

                         Preservez-moy, que face jamais ce,

                         Vierge portant, sans rompure encourir,

                         Le sacrement qu'on célèbre à la messe.

                         En ceste foy je vueil vivre et mourir.

 

                         Femme je suis povrette et ancïenne,

                         Que riens ne sçay ; oncques lettres ne leus.

                         Au moustier voy dont suis paroissienne

                         Paradis paint, où sont harpes et lus,

                         Et ung enfer où dampnés sont boullus :

                         L'ung me fait paour, l'autre joye et liesse.

                         La joye avoir me fay, haulte Déesse,

                         A qui pécheurs, doivent tous recourir,

                         Comblez de foy, sans fainte ne paresse.

                         En ceste foy je veuil vivre et mourir.

 

     Là, François s'absorba dans une immense ferveur et, composant l'envoi sur l'acrostiche de son nom, il acheva cette ballade, la plus belle peut-être qu'il eût jamais écrite :

 

                         V   ous portastes, digne Vierge, princesse,

                         I   ésus regnant qui n'a ne fin ne cesse.

                         L   e Tout Puissant, prenant nostre faiblesse,

                         L   aissa les cieulx et nous vint secourir,

                         O   ffrit à mort sa très chière jeunesse ;

                         N   ostre Seigneur, tel est, tel le confesse,

                         En ceste foy je veuil vivre et mourir.

Francis Carco / Le roman de François Villon - chapitre dix-neuvième (extrait)