PRIÈRE POUR LE GROS CHÊNE
Par domcorrieras, le jeudi 21 avril 2016 - Poèmes & chansons - lien permanent
J’ai vécu, près de toi, l’autre guerre,
l’ancienne, la terreuse, la vieille des
tranchées. Tous ses combattants
morts, il n’en reste que les cimetières.
Après la maison chaude, c’était le lieu
d’enfance et le vaste jardin incessam-
ment que tu arpentais de ton ombre.
Tu étais là, indifférent à la guerre, au
mauvais pain et aux rutabagas.
Occupé des événements du ciel et de
l’histoire des profondeurs.
Nous t’appelions le gros chêne, tu étais le
centre des jeux, toujours le but qu’il
fallait atteindre ou défendre.
Le massif de rhododendrons était proche,
avec ses cachettes et le sombre édifice
qui portait au printemps le miracle
des floraisons.
Toi dans la force et moi dans la fragilité,
nous avons parcouru ce siècle et je te
sens toujours au centre de ma vie.
Quand j’étais un petit garçon, entre l’aîné
et la petite sœur, tu étais déjà un
vieux roi, une présence hautement
vénérable.
J’avais de toi mémoire, image en majesté.
Avec surprise je te retrouve, atteint
par l’âge autant que moi.
De vastes creux, d’amers chagrins dans ton
écorce, beaucoup de tes branches
tombées et, dans la souffrance des
orages, ta cime a été abattue.
Les flancs blessés, moins touffu, moins
élevé qu’autrefois, je prends vigueur
dans ta durée. Tes cicatrices, tes
élans mutilés redisent nos blessures
et l’aventure des tempêtes.
Immense, l’immense pensée de l’enfance,
aujourd’hui tu répands sur nous la
lumière brisée du grand âge,
Toi le durable, l’enraciné, le chêne qui
n’est pas tombé, qui ne tombera plus
si le poème vit, dans la fête des
chênes.
Travail, compagnon de feuillages, long
travail pour te dire et pour te célébrer.
Compagnon des prières et des passants
nuages, grandi par l’émondeur et l’in-
cessant combat
Qui t’a donné pouvoir sur les vents et les
songes.
Henry Bauchau / exercice du matin