« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PRIÈRE POUR LE GROS CHÊNE


 



à Colette et Pierre Bauchau


 

J’ai vécu, près de toi, l’autre guerre,

    l’ancienne, la terreuse, la vieille des

    tranchées. Tous ses combattants

    morts, il n’en reste que les cimetières.

    

Après la maison chaude, c’était le lieu     
    d’enfance et le vaste jardin incessam-

    ment que tu arpentais de ton ombre.

 

Tu étais là, indifférent à la guerre, au 

    mauvais pain et aux rutabagas.

    Occupé des événements du ciel et de

    l’histoire des profondeurs.

 

Nous t’appelions le gros chêne, tu étais le

    centre des jeux, toujours le but qu’il 

    fallait atteindre ou défendre.

 

Le massif de rhododendrons était proche,

    avec ses cachettes et le sombre édifice
    qui portait au printemps le miracle     

    des floraisons.

 

Toi dans la force et moi dans la fragilité,

     nous avons parcouru ce siècle et je te

     sens toujours au centre de ma vie.

 

Quand j’étais un petit garçon, entre l’aîné

    et la petite sœur, tu étais déjà un

    vieux roi, une présence hautement

    vénérable.

 

J’avais de toi mémoire, image en majesté. 

    Avec surprise je te retrouve, atteint

    par l’âge autant que moi.

 

De vastes creux, d’amers chagrins dans ton

    écorce, beaucoup de tes branches

    tombées et, dans la souffrance des

    orages, ta cime a été abattue.

 

Les flancs blessés, moins touffu, moins

    élevé qu’autrefois, je prends vigueur

    dans ta durée. Tes cicatrices, tes

    élans mutilés redisent nos blessures

    et l’aventure des tempêtes.

 

Immense, l’immense pensée de l’enfance,

    aujourd’hui tu répands sur nous la

    lumière brisée du grand âge,

 

Toi le durable, l’enraciné, le chêne qui

    n’est pas tombé, qui ne tombera plus

    si le poème vit, dans la fête des

    chênes.

 

Travail, compagnon de feuillages, long

    travail pour te dire et pour te célébrer.

 

Compagnon des prières et des passants

    nuages, grandi par l’émondeur et l’in-

    cessant combat

 

Qui t’a donné pouvoir sur les vents et les

    songes.

Henry Bauchau / exercice du matin