« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Verlaine s'était vite résigné


 

… / …

 

          Verlaine s'était vite résigné à cette existence de reclus. Certains matins — tandis que les infirmiers vidaient les pistolets et distribuaient les tisanes — le poète éprouvait un singulier plaisir à écouter la pluie tomber au dehors et s'égoutter des arbres. Cela lui rappelait, comme il disait, « des choses…» dont il gardait une nostalgie bizarre. Parfois, il se croyait encore à Mons, dans sa cellule et des vers qu'il avait écrits, en souvenir de cette époque, le berçaient :

 

Car c'était bien la paix réelle et respectable,

Ce lit dur, cette chaise unique et cette table,

La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi,

Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi

Qui glissait lentement en teintes apaisées…

 

          Il n'avait qu'à fermer les yeux : un vague bien-être l'envahissait, lui était doux à l'âme. Cette sensation d'isolement et de repos forcé convenait à sa nature veule. L'hiver surtout, la grosse chaleur du poêle l'emplisssait de délices : il griffonnait une ou deux strophes au dos d'une enveloppe, les reprenait ensuite, les polissait avec amour à la clarté de sa petite lampe. A Mons, naturellement, l'existence n'était pas si douillette ; néanmoins, il ne s'était jamais senti dans de meilleures dispositions pour sacrifier aux Muses. Nuit et jour, les fracas des locomotives et des rames de wagons entretenait sous sa lucarne une perpétuelle animation.

 

L'aile où je suis donnant sur une gare,

J'entends de nuit (mes nuits sont blanches) la bagarre

Des machines qu'on chauffe et des trains ajustés…

 

     Quel chahut !

 

         Vous n'imaginez pas comme cela gazouille.

 

          Ses insomnies provenaient du sevrage brutal d'alcool auquel on l'avait soumis et elles s'étaient prolongées des mois entiers. Ici, bien entendu, défense de boire la moindre goutte, mais les amis qui lui rendaient visite apportaient en cachette à Verlaine une topette de rhum ou d'absinthe qu'il vidait à même le goulot, dans son lit. Il n'était pas à plaindre. le « bo » Moréas — comme il l'appelait — Vicaire, Maurice barrés, Huysmans, Jules Tellier, Mallarmé, La Tailhéde, Marcel Schwob, André Gide, Pierre Louys et, souvent, l'énigmatique et charitable Mlle Rachilde, qui allait publier Monsieur Vénus, venaient le voir. Tous avaient pour Verlaine une espèce de culte et l'admiraient sans restriction. Le snobisme s'en mêlant, l'infortuné n'était à peu près jamais seul durant ses séjours, chaque année plus fréquents, à l'hôpital. Et pourtant, certaines nuits, à l'idée des cafés du boul'Mich' débordants de lumières et de bruits, Paul se disait en vain qu'il les reverrait bientôt et le sommeil le fuyait. Sa seule ressource contre l'énervement consistait à ranimer des souvenirs, car l'imagination se mettait en branle et les heures s'écoulaient, tandis qu'il écrivait des vers dont il finissait par avoir une grande enveloppe bourrée. Il accomplissait le tour de ses compagnons de bohème, de ses maitresses. Regret, bonheur, désir, cafard… Quelquefois, il ne savait plus comment ni quand telle ou telle rencontre avait eu lieu. Et tout à coup :

 

Oui, c'était par un soir joyeux de cabaret,

Un de ces soirs plutôt trop chauds où l'on dirait

Que le gaz du plafond conspire à votre perte,

Avec le vin du zinc, saveur naïve et verte.

On s'amusait beaucoup dans la boutique et on

Entendait des soupirs voisins d'accordéon,

Que ponctuaient les pieds frappant presque en cadence,

Quand la porte s'ouvrit de la salle de danse

Vomissant tout un flot dont toi, vers où j'étais,

Et de ta voix qui fait que soudain je me tais,

S'il te plaît me donner un ordre péremptoire,

Tu t'écriras : « Dieu! qu'il fait chaud. Patron, à boire! »

 

          Il s'agissait d'une fille qui venait chaque jour lui raconter les potins du quartier. elle s'appelait Philomène. Une grande et belle femme du Nord, dont la voix, en traînant sur certaines syllabes, et l'accent lourd aux bouffées de terroir, rappelaient à Paul le pays. Il y avait des mois qu'à ses sorties le poète la voyait qui l'attendait dans un fiacre, près du pavillon du concierge.

 

                         Un fiacre, demain, à huit heures

                         Du matin, nous emportera

                         Tous deux bien loin de ces demeures

                         Devers tous les et cœtera

                         De la vie enfin reconquise,

                         Bonheur, malheur, et toi toujours,

                         Car tu m'es la fête promise…

 

 

          C'était une brune, encore ardente, aux petits yeux bruns en trous de vrille ;  elle faisait le trottoir, elle se payait des gigolos : « A ton âge — lui reprochait le poète — on n'a pas pour rien des amants de vingt-neuf ans ! »

          Mais comme elle correspondait physiquement au type qui embrasait les sens, il avait failli l'épouser. Elle lui avait fait les confidences de ses premières amours et Paul s'était, naïvement, figuré qu'il serait son dernier amant. Toutefois, il ne ressentait pas l'ombre de jalousie pour le passé de cette fille. Intempérante, pillarde, menteuse, rapace, Philomène n'éprouvait guère d'attachement pour Verlaine. Moins vieille de dix ans que son adorateur, elle avait la main leste et ponctuait à la rigueur ses ordres de claques auxquelles l'autre répondait. Drôle de ménage, encore une fois. Et quels cris, quelles batailles ! Pourtant, si cette commère mal embouchée, grasse et violette, l'avait voulu au moment où « Monsieur Verlain » songeait au mariage, cet autre long « coucher, qui tournait au collage » se serait terminé devant M. le maire. Heureusement pour Paul, la fille dépendait alors d'un souteneur dont les belles moustaches la fascinaient. Cet individu protégeait le poète lorsqu'il avait trop bu : il l'accompagnait de café en brasserie et déclarait — non sans une certaine gloriole — en le recommandant aux flics, lorsque l'ivrogne, décidément, semblait ne pas vouloir rentrer avant le petit jour :

          — Attention ! C'est un grand écrivain !

          Verlaine, avec un tel mentor, ne risquait rien ; il le savait d'ailleurs. Mais il y avait des nuits où — subitement — le malheureux recouvrait sa lucidité. Son regard « couleur gris-myosotis » devenait farouchement sombre : avant que personne eût le temps de s'apercevoir du changement qui s'était opéré dans son âme, le poète empoignait son bâton et s'éloignait seul en boitant. Un dessin de Cazals, représentant Verlaine de dos, coiffé d'un chapeau mou et le col entouré d'un vieux foulard rouge, crasseux, nous donne fort bien l'image du pauvre homme qu'il était, traînant sa jambe malade et s'appuyant sur un gourdin. Nous devons également à Cazals cet autre portrait, mais à la plume :

 

                         C'est à Gérolstein que jadis

                         Vivait un grand poète :

                         N'ayant pas un maravédis

                         Il en était toujours en quête.

                         Mais qu'un libraire intelligent

                         Le tirât de sa dèche noire,

                         Pour ne pas manger son argent

                         Il s'empressait de l'aller boire.

 

 

          Mieux valait alors ne point trop insister. Verlaine, que l'ivresse plongeait dans une espèce de désespoir, refusait qu'on l'accompagnât. Ceux qui le suivaient à distance, l'entendaient déclamer :

          — Comme ça te te paraîtra drôle quand je n'y serai plus ce par quoi tu as passé ! Quand tu n'auras plus mes bras sur ton cou, ni mon cœur pour t'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux… Parce qu'il faudra que je m'en aille très loin… un jour !

          — Voyons, qu'est-ce qu'on vous a fait ? s'informait un agent qui — par ordre du Préfet de Police — avait pour mission de ramener Verlaine chez lui.

          Brandissant son bâton, Paul refusait de répondre, ou, quelquefois, crevant de détresse et s'accrochant piteusement à un réverbère, il gémissait :

          — Rimbaud !

          La présence du flic lui rappelait son arrestation à Bruxelles, le jour du coup de revolver. Etait-il donc possible qu'il eût voulu tuer Arthur ? Cela le consternait. L'alcool et la bière qu'il avait absorbés l'empêchait de préciser les circonstances au cours desquelles le drame s'était produit, mais il conservait dans l'oreille le bruit d'une double détonation et il croyait revoir, comme s'il venait de la quitter, la chambre d'hôtel où sa mère avait tenté de l'empêcher de tirer. Dans son cerveau congestionné par l'ivresse, l'image de Stéphanie et celle du jeune garçon s'agitaient fiévreusement et il en résultait une confusion si douloureuse que Paul ne savait plus ce qui se passait. La seule notion un peu précise qui s'imposait encore à son esprit se rapportait à Philomène. Mais Philomène — ivre elle aussi, bien-sûr — ne se trouvait plus là. Ni Rimbaud ni sa mère. Rêvait-il ? alors… quel était ce rêve ?

          Ceux qu'il faisait le plus souvent étaient lugubres : « Des fois, nous a-t-il confessé dans ses Mémoires d'un veuf, par un grand vent de pluie, vers le coucher du soleil, pressé d'arriver quelque part, évidemment, et peu soucieux d'examiner autour, je traverse à grands pas une haute allée flanquée sur un côté de tombes, d'arbres déchevelés et de grandes herbes frissonnantes tandis que vers l'autre bord se creuse une vallée dont les arbres viennent faire gémir et craquer leurs cimes juste à ma hauteur et où entre l'ombre du soir et celle des ramures, luisent des cippes, des urnes et des croix. »

 

… / …

Francis Carco / Verlaine (extrait)