« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Fernande rentrait


 

 

I

     Fernande rentrait et, déjà, les petites pluies de septembre mouillant les trottoirs, le boulevard de Belleville s'animait d'un mouvement sans hâte qui la portait. elle marchait avec la foule du soir, du même pas, avec les voitures qui roulaient, les trams, les rares camions et il lui semblait qu'ils n'étaient pas seuls à se disperser dans la clameur de la rue. Son regard entraînait à leur suite des immeubles blanchâtres… Fernande voyait une façade presser l'autre. Les plus hautes semblaient se renverser sur le ciel et les lettres jaunes d'un balcon dansaient et s'écartaient. Des fenêtres ouvertes laissaient deviner des intérieurs. Des garnis, de petits hôtels à deux étages, des boutiques se succédaient et, de loin en loin, les bars pleins de musique, étincelants et mornes, captivaient la fille comme de beaux navires qui s'éloignent.

     Fernande n'aimait pas ce quartier où, depuis qu'elle avait quitté Montmartre et Jésus-la-Caille, son nouvel amant vivait avec elle. C'est lui qu'elle allait rejoindre tout à l'heure dans un débit de la rue de l'Orillon et elle y était faite comme à une habitude que rien ne dérangera plus.

     Cependant, la nuit tombait. Des filles se mêlaient aux ouvriers, aux ouvrières, aux ivrognes et à de tout jeunes garnements qui marchaient, par quatre ou cinq, en tétant leurs cigarettes. Du métro s'échappait un flot lourd d'employés. Il débordait par nappes et l'on pouvait voir, à la même minute, le même et fiévreux inconnu pousser la porte carillonnante d'une épicerie, tourner un coin de rue ou passer, vivement dans la lumière des becs de gaz… Les  étages s'éclairaient tristement. Le ciel restait noir et quand Fernande arrivait à la table où Pépé attendait en lisant un journal de sport, elle avait dans la tête cent images confuses.

     — Ça ne va pas ? demandait Pépé… Allons… prends ton glass avant qu'on se barre…

     — On a bien le temps ! songeait Fernande.

     Mais Pépé l'arrachait à sa rêverie et, sûr de lui, annonçait qu'après « la croûte », il payait le « Ciné » à la môme ou le Caf'Conc', à son goût.

     Ils sortaient, ainsi, chaque soir, après minuit, d'une de ces grandes salles populaires de spectacle qui font l'honneur de Bellevile et regagnaient leur chambre de l'hôtel Bouvier, où le patron semblait avoir pour Pépé-la-Vache des attentions particulières. C'était une vaste chambre et Fernande s'y trouvait bien, une fois que, la porte fermée au verrou, elle se déshabillait. Alors Pépé la prenait contre lui et, sous les baisers qu'il lui donnait, elle disait son ennui de ne rien faire dehors, malgré le grand désir qu'elle en avait.

     Il l'écoutait sérieusement.

     — Y a des jours, expliquait Fernande, où que j'me sens ici comme égnollée… Et q'est-ce qu'on gagne ?

     Pépé la raisonnait.

     — Mais, lui expliquait-il, puisque j'en ai, du pèze, t'inquiète pas.

     — Non, non, répondait-elle. D'où c'est que tu l'as, ton pèze ? Tu veux pas l'dire.

     — Fernande ! reprochait Pépé de sa voix rauque.

     Il n'avait pas changé. Son regard méfiant et dur, ses courtes moustaches noires et jusqu'à son chandail défait sur le cou qu'il gardait pour dormir lui prêtaient une apparence dont la fille s'étonnait.

     Oui, poursuivait-elle en soi-même… Son pèze… où qu'il va le chercher ? V'là cinq mois qu'on est ensemble et je peux pas le savoir, cause qu'un homme comme lui c'est plus sur les pattes qu'un… Elle cherchait le mot.

     — Écoute, reprenait Pépé-la-Vache en remontant sa montre — une belle montre en or — avant de se coucher… T'as besoin de rien, n'est-ce pas ? La carrée…

     — J'parle pas d'ça.

     — Alors ?

     — La Vache, répondit Fernande… quand j'mai mise avec toi, je savais… ce que j'avais… et c'est pas ce qui m'a r'tenue, mais j'voudrais, puisque tu m'as promis qu'c'est fini… j'voudrais…

     — La crise, la v'là ! railla-t-il. Non, mais, c'est-il qu'tu me prendrais pour…

     — Dis voir, fit-elle comme il hésitait.

     — Une bourrique ? prononça lentement Pépé, en jetant à Fernande un coup d'œil méprisant.

     Elle frissonna. La lampe brillait au chevet du lit, sur une table. Pépé se coucha. Il se taisait.

     — Mon homme ! gémit Fernande.

     — Oh ! ça va bien, prononça-t-il sans douceur… Si j'te filais une trempe ?

     Elle lui tendit les bras, sa bouche qu'elle avait peinte, et il il la regardait avec un sourire malheureux.

     — Si j'te la filais ? répéta-t-il, sans courage…

     — Oui ! murmura la fille… Crève-moi… Crève-moi donc, j'lai gagné… Et puis, ça serait si bien que mes doutances s'en aillent.

 

.. /…

Francis Carco / Jésus-la-Caille (extrait)