« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LAPIN AGILE


 

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    Voici le cabaret où, pour les survivants de ma génération, sont entassés comme dans une vieille armoire, les souvenirs de leur jeunesse. Chacun de nous en a scrupuleusement relevé l’inventaire qu’il lui arrive parfois de consulter par manière de consolation. L’endroit n’avait rien de folâtre aux yeux de qui venait le soir, prendre son repas à la table de Frédéric Gérard et de l’excellente Berthe. Ni la guitare du cabaretier, ni son vieux foulard rouge qu’il portait en serre-tête sous une toque de fourrure, ni sa barbe de père Noël, ni ses chansons n’exerçaient plus aucun de nous la moindre fascination mais, à l’idée que de l’autre côté de la rue, le cimetière Saint-Vincent, avec ses anciens morts, attendait sous la pluie que notre heure arrivât d’entrer dans le jeu, il nous reste comme une amertume dont le goût, chaque année, s’accentue singulièrement.
    C’est, sans doute, à ce voisinage, que le Lapin doit d’avoir conservé la meilleure part de sa légende. J’ai vu Frédé dans son cercueil placé sur la grande table où nous avions vidé, joyeusement, tant de pots. Des ivrognes cognaient à la porte. « Le dab est mort ! » leur apprenait son fils, mais aucun ne voulant l’admettre, on les faisait entrer par petits groupes jusqu’à ce que les plus sceptiques se rendissent à l’évidence avant de déguerpir très dignes, en trébuchant aux marches qui séparent le comptoir de la salle du cabaret.
    Cette dernière image que je conserve de Frédéric coïncide on ne peut mieux avec la fin d’une Bohème dont plusieurs de nos camarades ont payé — comme on dit — le prix. Son romantisme, parfois violent, la rapproche à distance de celle de Gérard de Nerval qu’on découvrit, hélas ! comme Pascin, pendu. Montmartre comptait alors nombre de pavillons, de jardins, de guinguettes, d’ateliers, de mansardes où nos jeunes amoureuses n’attendaient d’une idylle que ce qu’elle peut offrir. C’étaient d’aimables filles, assez bornées, qu’on retrouvait plus tard dans les cafés de la place Blanche où le temps qu’elle avaient gâché en notre compagnie, les incitait à n’en plus gaspiller, désormais, une parcelle.

                        Beaulx enfans, vous perdez la plus
                        Belle rose de vo chappeau,

soupirait déjà, tristement, maître François Villon aux « compaincs » de ses mauvaises nuits. Quelques-uns de ces « beaulx enfans » s’arrêtaient au Lapin quand ils sortaient du bal des Italiens ou du Moulin de la Galette et regardaient leurs gîtes du boulevard Ornano. Ils avaient une morale à eux, n’observaient que les lois qu’ils s’étaient données et s’exprimaient avec une forfanterie crapuleuse comme les personnages des chansons de Bruant. Leur unique et constante préoccupation consistait depuis le jeune âge, à ne pas être « bons pour les durs ». Ils disaient encore les doules (les chapeaux ou, par extension, ceux qui portent ces « doules ») afin de désigner ces Messieurs de la brigade spéciale et les crânes pour parler des bagnards évadés qui se terraient dans les bistrots de la zone où les « doules » précisément, s’employaient à les dépister.
    — Acré ! les gars ! entendait-on jeter après le coup de sifflet classique, d’une voix angoissée.
    Et c’était brusquement un bruit de galopade par l’étroite rue des Saules qu’avait chantée Bruant et qu’Utrillo peignait entre deux cuites, à la clarté d’une lampe, dans sa chambre du Casse-Croûte où son logeur, un ancien sergent de ville, le tenait enfermé. Notre aventure à nous empruntait d’autres pistes mais il s’en fallait de peu, certains soirs, qu’elles ne se rejoignissent. Poètes, rapins et malfaiteurs fréquentaient en effet les mêmes lieux et possédaient parfois pour maîtresses les même fille qui, d’abord éblouies de n’avoir point dans notre bande à s’occuper des frais, en étaient ensuite humiliées. Des bagarres éclataient. Ces Messieurs s’amenaient en force pour rappeler à leurs devoirs celles de ces créatures qui en valaient la peine.  Tout le monde aussitôt prenait part au coup dur. Rasoirs et révolvers décidaient du bon droit de chacun puis, quand les agresseurs se retiraient en emportant leurs blessés et leurs femmes, la soirée continuait. Il y avait des nuits de cafard. Frédé chantait. On se serrait les coudes après tant d’autres nuits où l’on s’était serré stoïquement  la ceinture et la neige pouvait tomber, le vent s’engouffrer dans les arbres ou souffler et siffler dans la vieille cheminée sans feu, l’aube nous surprenait soit au Tabac Manière, soit dans une vague brasserie, toujours ouverte, de la pacifique Custine.
    C’est au cours d’un de ces règlement de compte qu’à la fermeture de la boîte, un des fils de Frédé fut abattu d’une balle dans la nuque tandis qu’il rendait la monnaie. Cela faisait partie des hasards quotidiens et justifiait l’ancienne appellation de cabaret des Assassins qu’avait eue jadis le Lapin. Des types à macfarlane et à casquette à pont, traînaient encore dans les parages. Peut-être étaient-ils attirés par de crimes dont ils restaient les seuls à conserver le souvenir ou par l’ensorcellement que Montmartre exerçait sur eux. Pajol fut le dernier que je vis chez Frédé. Il portait une sacoche de cuir et s’aidait d’un bâton pour exposer ses théories sur l’art, le jeu, le théâtre et les femmes, la poésie et quantité d’autres balivernes qu’il n’aurait point souffert que l’on discutât devant lui.
    Drôle de temps ! Et la pluie par les terrains vagues où des ombres se défilaient. Et la mort embusquée derrière le mur du cimetière dont le sinistre réverbère avait tous ses carreaux brisés…

Francis Craco / Poèmes en prose