« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Bohème d'artiste


 

 

… / …

 

     On se demande comment, dans cette « Belle Époque » où l'on envoyait au bagne — sans autre forme de progrès — les vagabonds que l'on nommait pouilleux parce qu'on les considérait inaptes au travail et qu'ils menaçaient les familles en colportant des maladies, des microbes et la tuberculose, tant de jeunes poètes ou rapins ont pu survivre si légers d'argent et surtout d'expérience. Beaucoup en sont morts, de manière tragique, naturelle, ou suicidés. dans la longue liste des amis de Francis, il y a ce poète que la concierge vient de retrouver, mort de froid et de disette, dans sa chambre sans meuble et sans feu. Jamais il n'avait mendié, jamais il ne s'était plaint. Le pauvre Gaston Couté, le poète maudit né de l"absinthe, auteur de la Chanson d'un gars qu'a mal tourné, finissant toujours ivre sur un banc, se moquait de la gloire. Il est mort si jeune et son père, rustre meunier de la Beauce, l'invectivait encore le lendemain de sa disparition, jetant une motte de terre sur le cercueil : « Ben, mon gars. T'as voulu v'nir à Paris ? T'y es, maint'nant ! » Deubel, que la gloire boude, famélique, ses six derniers sous en poche, se jette dans la Marne. Et ce petit môme, un jeune inconnu sans talent qui ne lâche plus la bande du Lapin et que l'on retrouve un matin pluvieux, pendu dans sa chambre, peut-être en mémoire de Gérard de Nerval qui, à deux pas de là, s'était pendu à un réverbère avec son gibus alors qu'il faisait - 18°, parce qu'on lui refusait l'entrée d'un asile. La liste est longue et en souvenir de tous ces infortunés, Francis a composé ce poème :

 

                              Hélas ! C'est eux qui sont sous terre ;

                              C'est eux qui ne reviendront plus

                              Entrechoquer gaîment leur verre

                              À l'enseigne du Temps Perdu.

                              J'ai beau regarder en arrière ;

                              J'ai beau croire avoir entendu

                              Leurs voix rauques et familières…

                              Comme en ces soirs où il a plu,

                              L'eau qui s'égoutte sur la pierre

                              Des froids tombeaux du cimetière,

                              Tristement, la ronge un peu plus.

     

     Ceux qui s'e sont sortis, ont confirmé l'adage de Murger : « La bohème est cette première forme d'existence à travers laquelle doivent passer tous les artistes et les hommes de lettres avant d'atteindre une renommée bien assise. c'est le stage de la vie artistique. C'est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu, ou de la morgue. André Suarès se contente d'un pain sec par jour et d'une bonne bouteille qu'il partage avec Verlaine ; Villiers de L'Isle-Adam, qui n'a même pas de table, écrit à plat ventre sur des feuilles d'emballage ou du papier à cigarette ; Valbel part de chez lui en faisant croire à sa femme q'il est invité, pour qu'elle puisse manger les quarante derniers sous ; le peintre Vlaminck en est réduit à faire des courses de vélo, le dimanche, pour essayer de gagner sa vie pendant que son confrère Heuzé soulève les sacs de moules aux halles, ouvre les portières, ramasse les légumes avariés et les dévore dans un coin ; Max Jacob, qui regarde toujours par la fenêtre pour voir s'il est chez lui, est incapable de rembourser les cinquante centimes empruntés à ses amis afin de prendre le métro pour rejoindre Apollinaire ; Deubel habite une petite chambre dans un hôtel délabré : un lit, une table, une cuvette et, sur le sol aux carreaux fêlés, un bout de tapis galeux ; Erik Satie loge dans un petit réduit à Montmartre et s'en amuse : « Ah ! Je vais rentrer dans mon placard et m'asseoir au coin de mon froid ! » ; Fritz Lang se meurt de faim en dessinant des cartes postales qu'il vend à la terrasse des cafés du boulevard de Clichy ; Dignimont paye sn loyer avec des sous raflés dans les appareils à jeux ; Dullin clame ses vers dans les cours d'immeubles et devant le peu de succès, récite ls poèmes de Rollinat — « Ah ! fumer l'opium dans un crâne d'enfant, les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre. » — dans la cage aux lions du cirque de Neully ; dans l'atelier de Matisse, un peintre hongrois pressé par la faim et réduit à être modèle se nourrit de la mie de pain qu'emploient les élèves comme gomme à effacer ; Van Dongen habite un taudis dans Montmartre et, avec son allure de clochard, n'ose pas aborder ses idoles Degas et Renoir ; pour lutter contre les rigueurs du froid, l'ami de Mac Orlan et Apollinaire, Chaudois, vit tout l'hiver dans un appartement sans feu, s'asperge en permanence d'eau glacée et dort  au clair de lune ; Mac Orlan essaye de trouver le sommeil;, assis sur le quai d'une gare ou sur la table d'un café aux Halles, chassé par les seaux d'eau que le garçon balance à la volée ; Utrillo, qui pisse sur les marchands du haut de l'escalier et chie sur ses toiles, dévore des piles électriques, affalé dans une rigole de la rue Saint-Vincent ; Picasso n'a pas de souliers et lorsqu'on vient le voir, il emprunte ceux de ses voisins ; faute de siège, il peint assis par terre en appuyant ses toiles contre la mince cloison du mur — s'il mange à sa faim c'est souvent grâce à Paco Durio qi lui dépose des boîtes de sardines devant la porte ou à sa chienne qu'il a dressée à voler les boudins —  pas de serviette chez les Picasso, on s'essuie à la nappe ; Manolo, qui est réputé pour sa roublardise, pénètre dans l'église des Abbesses, dérobe une aumônière avec laquelle il fait la quête pour les pauvres, c'est-à-dire lui; le poète Georges Bannerot, qui s'époumone en vain dans les cours, ne vit que d'expédients et se trouve réduit à faire le tour des maisons closes pour dérober les albums de photographies suggestives, afin de les revendre à des amateurs…

     Francis se débrouille comme il peut. Lorsqu'il a la chance de se procurer un bifteck sans épaisseur, il le rôtit sur le papillon de gaz de l'escalier. À La Bolée, il joue des mauvais tours à la patronne qui est en train de déjeuner. Avec la complicité d'un camarade, faisant croire qu'on appelle la bonne madame Hubert au téléphone, il profite de son absence pour engloutir le contenu de son écuelle de soupe. Il vole le pétrole des réverbères pour s'éclairer ou, du premier étage, fait l'acrobate pour chauffer son thé sur le bec de gaz municipal ; ramasse des pavés de bois près des fortifs pour alimenter son poêle et, si les précieuses feuilles qu'il noircit de poèmes viennent à manquer, il part les chiper dans les bureaux de poste. En vain, il essaye d'employer la même technique que l'acteur de théâtre Marcel Ollin qui, au moment de régler ses achats dans les grands magasins, laisse seulement son adresse aux caissiers en signifiant son désir de payer aux livreurs. Lorsque ceux-ci se présentent à son domicile, comme par hasard, il n'est jamais là, à peine entendent-ils une voix fluette derrière la porte, leur faire savoir de tout déposer chez le concierge. Hélas, le stratagème ne arche pas à tous les coups mais Ollin ne se décourage jamais : « Il suffit de tomber sur un livreur un peu godiche, vois-tu, pour s'habiller pour rie. attends… Je te f… mon billet qu'un jour où l'autre ça se rencontrera.»

     Ribaud écrivait : « Il y a toujours dans la rue, quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse »; Francis, par esprt de contradiction envers son père, avait souhaité faire de la littérature à Paris : à présent, il s'en mord les doigts. crevant de misère, il sent les forces l'abandonner en même temps que son inspiration. Dégoûté par son mode d'existence bohème, des successions de jours sans argent et d'errances sans but, il est incapable d'écrire : « Je serai toujours un sale vadrouille, bon cœur, tourmenté par l'alcool et l'attirance des nuits crapuleuses. » Les filles de « Montmartre au Quartier latin » ont bien de la peine à lui faire oublier son désarroi alos, dans ces jours de galère, il monte sur la Butte, au Lapin, écouter les bons conseils de Frédé. ILs s'installent sur la terrasse et le cabaretier se et à discourir sur le talent en emplissant les verres :

     — J'en vois tant de jeunes qui e fichent rien. Travaille, m'entends-tu ? Car tout le monde a du talent. Et surtout ne fais pas la noce.

     — Buvons un coup ? proposais-je. Il ne rfusait pas, puis revenant à son idée :

     — Le travail…

     — Oui, vieux Frédé.

     — Tiens ! poursuivait-il. J'ai beau leur dire à tous ! Crois-tu qu'ils m'écoutent ? Jamais. Et alors j'en suis dégoûté parce que tous s'imaginent que la littérature… il n'y a rien à faire, pour devenir célèbre…

     — À ne rien faire ?

     — Ma parole !

     Et Berthe, son pichet de clairet à la main, observait :

     — Qu'est-ce que vous avez dnc aujourd'hui pour ne point boire ?

     Arès avoir un peu trop décoiffé la bouteille auprès de Frédé, Francis, vers minuit, retourne dans sa chambre de la rure Visconti. Mais il n'est pas encore couché. Sur les pentes de la Butte, il médite cette grande vérité ; comment espère-t-il devenir un homme de lettres, s'il persiste à commettre tat d'excès ? Il se dit que le Lapin ne sera pas le navire lui permettant de voguer à pleines voiles sur l'océan littéraire, pas plus que ces bars louches et les sombres bals musettes de la rue de Lappe ou de la Montagne dans lesquels il se laisse entraîner par la douzaine de filles perdues ramassées en compagnie de Paul Fort à la Closerie des lilas, n'hésitant pas  à prendre de gros risques : « J'ai décroché une mince gigolette et ai passé des nuits en sa compagnie dans le réduit même de l'Arsouille et de ses semblable. » Le spectacle nocturne de Paris le fascine. Il arpente le pavé de Beleville à République, de Vaugirard à a Bastille, en quête des bouges où fermentent et grouillent les hommes et surtout les femmes, rongés par leurs vices. Il observe, écoute, fait parler, prend discrètement des notes, s'assurant de ne pas se mêler à la pègre et à leurs combines bien que sur son compte courent déjà bien des histoires, certaines invraisemblables, qu'il ne réfute pas…

     Les résolutions sont prises ; il travaille enfin : « Une grande nouvelle : le citoyen Carco refait de la littérature. Il est sauvé des affaires en grande abondance. Évohé ! Je croyais pouvoir oublier, effacer…recommencer à vivre pour l'argent seul. Triste caboche ! Je ne vadrouille pas. en principe je travaille, mais il m'arrive de me coucher et de e lever tard. Et puis voilà… Il pleut, il neige… des cigarettes… » Lorsqu'il monte chez Frédé, il ne s'instale plus à a grnde table, au milieu de ses camarade, mais à la terrase, sous les lilas. Tous les après-midi, le cabaret est vide. Il profite des longs moments de solitude pour composer un recueil de poèmes ayant pour titre La Bohème et mon cœur. C'est à la terrasse du Lapin, baigné par la douce lumière du printemps et au son du vent frémissant dans les acacias, qu'il aurait écrit Le Doux Caboulot, mis en musique par Larmanjat en 1925 et qui deviendra l'un des plus grands succès populaires de l'entre-deux-guerres, l'hymne favori des coupes sous les charmilles des guinguettes de la Marne :

 

                              Le doux caboulot

                              Fleuri sous les branches

                              Est, tous les dimanches,

                              Plein de populo.

 

                              La servante est brune,

                              Que de gens heureux !

                              Chacun sa chacune,

                              L'une et l'un font deux

 

                              Amoureux épris

                              Du culte d'eux-memes.

                              Ah ! sûr que l'on s'aime

                              Et que l'on est gris !

 

                              Ça durera bien

                              Le temps nécessaire

                              Pour Pierre et Jean

                              Ne regrettet rien

 

… / …

Jean-Jacques Bedu / Francis Carco au cœur de la bohème (extrait)