« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ALCOOL


 

 

     Je subis l’alcool comme un mauvais démon. Il me fascine de ses yeux blancs et de ses lèvres blanches et dit : « Connais-tu la voluptueuse brûlure de m’aimer ? Tu n’as rien éprouvé si tu ne m’as pas senti couler persuasivement en toi. C’est plus que la tristesse et que la joie. Tu baignerais dans une mer sans profondeur ou parviendrais à la plus illustre musique sans frissonner de mon extase. Je suis la source qui va jaillir, et je t’inonde alors de ma palpable jouissance. Bois ! La sensation doit être si vigoureuse que tu serreras les dents à son passage. »

     Et je bois le précieux poison. Que ce soit : absinthe mielleuse, triple-sec de velours, kirsch amer ou kummel épicé, je savoure ma progressive ivresse. Mes jambes s’alourdissent. puis, c’est le grand vertige. Il semble que je sois monté si haut que le cœur me vire. Mes sensations se confondent ; ma conscience se brouille brusquement jusqu’à n’enregistrer que les plus capricieuses visions. Ce sont toujours de mornes drames et d’insoutenables angoisses : le blanc démon aux lèvres blanches me tire la langue et cette langue est rouge et molle comme un caillot de sang !

Francis Carco / Poèmes en prose
Illustration : Francis Carco, On ferme, 1930, lithographies de Maurice Berdon