« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Dans la gare d’un train tombé des cartes


 

 

Herbes, air sec, chardons,

figuiers de barbarie sur les rails.

Là-bas, la forme des choses mâche son ombre

dans l’absurde informe.

Néant consigné là-bas…

captif de son contraire,

deux palombes survolent le toit

d’une chambre abandonnée

et la gare est comme un tatouage effacé

dans le corps du lieu.

Là-bas, deux cyprès, sveltes,

telles deux longues aiguilles,

qui brodent un nuage jaune citron

et une touriste qui photographie deux scènes :

le soleil qui s’est étendu sur le lit de la mer

et la banquette de bois, vide du sac du voyageur.

 

(L’or céleste et fourbe est las d’être si dur)

 

Je me suis tenu dans la gare…

non pour attendre le train

ou mes sentiments cachés

dans la beauté d’une chose lointaine

mais pour savoir comment la mer est devenue folle,

comment le lieu s’est brisé telle une jarre de terre,

quand je suis né,

où j’ai vécu,

et comment les oiseaux ont migré vers le sud

ou le nord.

Ce qui reste de moi suffit-il

pour que l’imaginaire léger

triomphe encore du réel corrompu ?

Ma gazelle est-elle encore pleine ?

 

(Nous avons grandi, tant grandi

et le chemin au ciel est si long)

 

Le train serpentait tout doucement

de Châm vers l’Egypte.

Son sifflet cachait aux loups

le béguètement enroué des chèvres.

 

C’était un temps légendaire

pour exercer les loups à notre amitié.

sa fumée dominait le feu des villages éclos,

montant de la nature tels les arbustes.

 

(La vie est évidente et nos demeures,

comme nos cœurs, sont portes ouvertes)

 

Nous étions bons et naïfs.

Nous avons dit : Ce pays est le nôtre,

aucune maladie venue d’ailleurs ne frappera

le cœur de la carte,

le ciel est généreux avec nous,

nous ne nous parlons en arabe classique

que rarement :

aux heures de la prière et dans la nuit du Destin.

Notre présent nous tient compagnie :

“Ensemble nous vivons.”

Notre passé nous réconforte :

“Je reviens, si vous avez besoin de moi.”

 

Bons et rêveurs,

nous n’avons pas vu le lendemain voler le passé,

sa proie, et s’en aller.

 

(Notre présent élevait, il y a peu, le blé

et la citrouille et faisait danser la vallée).

 

… / …

 

Mahmoud Darwich / Dans la gare d’un train tombé des cartes (extrait)