« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

VÉNUS DES CARREFOURS


 

 

     Vénus des carrefours, efflanquée, mauvaise et maquillée, aux cheveux en casque, aux yeux vides qui ne regardent pas, mais aux lèvres plus rouges que le sang et que la langue mince caresse, tu m’as connu flairant l’ombre que tu laisses derrière toi. Me voici — comme autrefois — dévoré du tourment de te rencontrer au coin de basses ruelles où la lumière fardée des persiennes coule le long des murs… J’ai longtemps tourné dans ce quartier désert. Je connais pourtant des bars aux glaces réfléchissant de blancs visages ; je connais des promenoirs brûlants où le désir des hommes s’exalte dans l’arrogance, des maisons pleines de femmes, des salons étouffés dans les velours chauds, les odeurs, les satins miroitants. je connais des comptoirs aux murs de lèpre grise. Je connais d’étranges boutiques où les vendeuses se donnent habillées, des chambres que la rumeur de la rue assiège pendant qu’un corps à moitié nu tremble et gémit sous des caresses, des terrains vagues de souffles, des caves humides et des greniers d’où l’on entend chanter la pluie. tu n’aurais qu’à me citer les rues de la Ville et je te dirais qu’à tel étage de vieilles prostituées attendent l’homme qu’elles fouetteront et dont elles fouleront la chair avec les hauts talons de leurs bottines et les langues minces et déliées d’un martinet cruel.

     Donnant sur des cours noires dont les dalles toujours mouillées blanchissent à de lointains reflets du jour, des loges étroites reçoivent des couples qui, jusqu’à la nuit, s’acharnent à souffrir…

     Vénus, ta nudité d’ivoire, vénéneuse et fleurie d’images symboliques, hante mes longs après-midi d’hiver. que d’instants j’ai passés, devant le feu qui rougeoyait, à e rappeler ton visage et le grand rire silencieux qui te tordait la bouche. Le jour brumeux restait suspendu dans l’air et, quelquefois, le cri des remorqueurs, montant du fleuve, arrêtait ma vie…

     Vénus, n’étais-tu pas cette poupée, sans cheveux, ni dents, peinte et sans voix ?… D’horribles et lentes voluptés m’ont attaché sur toi. Masque effrayant, tes yeux de plâtre avaient vieilli !

Francis Carco / Poèmes en prose