« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La Bohème est au bord de la mer


 

 

Si les maisons par ici sont vertes, je peux encore entrer

     dans une maison.

Si les ponts ici sont intacts, je marche sur un bon fond.

Si peine d’amour est à jamais perdue, je la perds ici

     de bon gré.

 

Si ce n’est pas moi, c’est quelqu’un qui vaut autant

     que moi.

 

Si un mot ici touche à mes frontières, je le laisse y

     toucher.

Si la Bohème est encore au bord de la mer, de nouveau

     je crois aux mers.

Et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.

 

Si c’est moi, c’est tout un chacun, qui est autant que moi.

Je ne veux plus rien pour moi. Je veux toucher le fond.

 

Au fond, c’est à dire en la mer, je retrouverai la Bohème.

Ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement.

Ressurgissant du fond je sais maintenant et plus rien

     ne me perd.

 

Venez à moi, vous tous Bohémiens, navigateurs, filles

     des ports et navires

jamais ancrés. Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous

     tous, Illyriens, Véronais

et Vénitiens ? Jouez ces comédies qui font rire.

 

Et qui sont à pleurer. Et trompez-vous cent fois,

comme je me trompais et ne surmontais jamais les

     épreuves,

et pourtant les ai surmontées, chaque fois de nouveau.

 

Comme les surmonta la Bohème et un beau jour

reçut la grâce d’aller à la mer et maintenant se trouve

     au bord.

 

Je touche encore aux frontières d’un mot et d’un autre

     pays,

Je touche, fût-ce si peu, toujours plus à toutes les

     frontières,

 

un Bohémien, un nomade, qui n’a rien, que rien ne

     retient,

n’ayant pour seul don, depuis la mer, la mer contestée,

     que de voir

pays de mon choix.

Ingeborg Bachmann / Poèmes 1964-1967