La Bohème est au bord de la mer
Par domcorrieras, le jeudi 27 juin 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
Si les maisons par ici sont vertes, je peux encore entrer
dans une maison.
Si les ponts ici sont intacts, je marche sur un bon fond.
Si peine d’amour est à jamais perdue, je la perds ici
de bon gré.
Si ce n’est pas moi, c’est quelqu’un qui vaut autant
que moi.
Si un mot ici touche à mes frontières, je le laisse y
toucher.
Si la Bohème est encore au bord de la mer, de nouveau
je crois aux mers.
Et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.
Si c’est moi, c’est tout un chacun, qui est autant que moi.
Je ne veux plus rien pour moi. Je veux toucher le fond.
Au fond, c’est à dire en la mer, je retrouverai la Bohème.
Ayant touché le fond, je m’éveille paisiblement.
Ressurgissant du fond je sais maintenant et plus rien
ne me perd.
Venez à moi, vous tous Bohémiens, navigateurs, filles
des ports et navires
jamais ancrés. Ne voulez-vous pas être bohémiens, vous
tous, Illyriens, Véronais
et Vénitiens ? Jouez ces comédies qui font rire.
Et qui sont à pleurer. Et trompez-vous cent fois,
comme je me trompais et ne surmontais jamais les
épreuves,
et pourtant les ai surmontées, chaque fois de nouveau.
Comme les surmonta la Bohème et un beau jour
reçut la grâce d’aller à la mer et maintenant se trouve
au bord.
Je touche encore aux frontières d’un mot et d’un autre
pays,
Je touche, fût-ce si peu, toujours plus à toutes les
frontières,
un Bohémien, un nomade, qui n’a rien, que rien ne
retient,
n’ayant pour seul don, depuis la mer, la mer contestée,
que de voir
pays de mon choix.
Ingeborg Bachmann / Poèmes 1964-1967