« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

MARANDÉNBONÉ


 

 

     Il était une sorcière qui avait sept filles d'une grande beauté; on disait que celui  qui passait une nuit avec l'une disparaissait, mangé par la sorcière : car c'est le trait caractéristique des sorcières de se nourrir de chair humaine.

     Il y avait, dans le pays de la sorcière, huit frères, dont le plus jeune, à peine âgé de quelques mois, se nommait Marandénboné (l'enfant du  mal).

     Un jour, Marandénboné conseille à ses frères d'aller coucher avec les filles de  la sorcière : « Mais, disent­ ils, ignores-tu que l'on n'a jamais vu revenir un  seul des éphémères amants de ces jeunes filles?

     -  Suivez mon conseil, affirme  Marandénboné, et soyez sans crainte. »

     Les huit frères arrivent chez la sorcière, qui les accueille très bien et leur sert  un copieux repas après lequel elle leur dit : « Allez vous reposer chacun dans l'une de ces sept cases, vous y trouverez d'agréables compagnes pour la nuit. »

     Ils s'y rendent.

     Marandénboné, à qui l'on n'a rien offert, s'écrie :

     « Et moi, grand-mère, je coucherai avec toi ?

     -    Oui », dit la vieille.

     Quand les jeunes gens sont disparus dans les cases qui leur ont été  désignées, la vieille et Marandénboné entrent dans une autre et se couchent côte à côte.

     Vers minuit,  la vieille toussote pour s'assurer que Marandénboné dort, l'enfant ne dit rien et ne bouge pas. La vieille se lève, alors Marandénboné :

« Eh ! mama,  où  vas-tu  ?  -  Comment, tu  ne dors pas, petit ?  -  Oh! moi, je ne  dors pas avant que ma mère m'ait versé un panier d'eau sur la  tête.

- Attends ! » dit  la vieille. Elle prend un panier et va le remplir au puits, mais, dans le trajet du puits à la case, le panier se vide. La vieille recommence et  finalement  passe la nuit à vouloir résoudre l'insoluble problème de transporter de l'eau dans un  panier.

     La nouvelle journée se passe sans incident. Le soir venu, les jeunes gens retournent dormir avec les jeunes filles et Marandénboné avec la vieille.

     Accablée de sommeil, à cause de l'insomnie de la nuit précédente, la sorcière s'endort  pesamment. Vers onze heures, Marandénboné se lève  doucement et  va de case en case  dire  à chacun de ses  frères  : « Mettez la fille de la sorcière au bord,  à votre  place, et couvrez­-la de votre couverture. »   Ces précautions prises, Marandénboné revient se coucher. À minuit, la vieille s'éveille, elle toussote, se remue, se lève, mais  Marandénboné ne bouge pas ; elle s'approche pour bien s'as­surer qu'il dort et, quand elle en est convaincue, elle sort.  Elle va, de case en case, couper la gorge à chaque personne qui est au bord de la couche, puis elle revient chez elle et prépare une sauce avec le sang de ses vic­times. Quand elle est sur le point de manger, Maran­dénboné lui    crie :  « J'en veux aussi, mama !

- Comment, Marandénboné, tu mangerais du sang humain ? - Mais oui, mais  oui, dit Marandénboné sans paraître ému, c'est si  bon ! »

     Le repas  achevé, ils  se  recouchent. La vieille s'en­dort et Marandénboné en profite pour aller dire à ses frères : «Sauvez-vous vite, car lorsque la vieille va s'apercevoir de son malheur, elle ne vous épargnera pas. » Puis Marandénboné revient prendre sa place.

     Le matin, la vieille dit à Marandénboné : « Va donc voir si tes frères sont  éveillés. » Marandénboné revient et dit : «Non, ils dorment toujours. »

     Un  peu plus tard,  la vieille dit à Marandénboné : « Que font donc tes frères ?

- Oh ! répond-il, il y a longtemps qu'ils sont par­tis, mais tes filles sont endormies pour toujours. » Et il se sauve.

     La vieille, pressentant quelque malheur, va aux cases de ses filles et  reconnaît le stratagème dont elle a été victime. Elle jure de se venger de ce coquin de Maran­dénboné.

     Elle avait le pouvoir, ainsi que  tous les sorciers, de prendre toutes les  formes. Elle s'en va au village de Marandénboné. Ce village ne possède pas un seul baobab, ce qui oblige les habitants à aller fort loin chercher des feuilles pour  les sauces. La vieille sorcière se chan­gea en superbe baobab, sur lequel   tous les gamins du village s'empressèrent de monter.

     Mais Marandénboné, qui  jouait avec  eux,  dit :

« Comment ! un baobab aussi gros peut ainsi sortir de terre en une nuit, comme un champignon ?

     - Bien sûr, dit le baobab, et si tu veux cueillir mes feuilles, tu seras le  bienvenu. » Et alors une branche s'abaissa vers Marandénboné pour l 'engager à monter.

     « Oh ! oh ! dit l'enfant, un baobab qui parle et qui tend ses branches, voilà qui  n'est pas naturel. Montez cueillir ses feuilles si vous voulez, quant à moi, je reste là. »

     Le baobab frémit de dépit, puis, voyant que Maran­dénboné se tenait à  l'écart, il disparut en emportant tous les petits imprudents qui cueillaient ses  feuilles.

     La sorcière pensait que les habitants du village enverraient  Marandénboné   pour lui demander les enfants et, d'avance, elle savourait sa vengeance, tout en se délectant à manger un enfant chaque jour. Mais Marandénboné ne vint  point.

     Un jour, derrière le village de Marandénboné, les gamins aperçurent un âne en liberté et n 'eurent rien de plus pressé que de le saisir, puis tous, à qui mieux mieux, grimpèrent dessus. Quand  Marandénboné sur­vint,  il n 'y avait plus de  place sur le dos de l'âne; mais, complaisamment, celui-ci allongea aussitôt son

échine.

     « Oh ! oh ! dit Marandénboné, voilà un âne qui  doit être de la même famille    que le baobab ! »   Et  il s'éloigna.

     L'âne disparut avec les enfants qui le montaient et les  mères éplorées dirent  à Marandénboné : « Toi, qui es assez perspicace pour ne pas tomber dans les pièges des sorciers, nous te supplions d'employer tous les moyens pour nous  faire retrouver nos enfants. »

     Marandénboné promit. Il partit en emportant une peau de bouc contenant un morceau de viande séchée et des niébés.

     La sorcière avait  une petite fille de l'âge de Maran­dénboné.

     Elle possédait aussi une vache pleine et comme elle vivait toujours dans la crainte de Marandénboné, au moment où sa vache fut sur le point de mettre bas, elle dit :

     « Si ma vache fait un petit veau roux, c'est que Marandénboné sera dans le ventre de ce petit veau ; si elle fait un petit veau blanc, c'est que Marandénboné n'y sera pas. »

     Le petit veau fut blanc et, dès lors, la vieille fut sans défiance, mais  Marandénboné, qui était plus rusé qu'elle, était  pourtant dans le ventre du petit  veau.

     Comme tous les jeunes veaux, celui-ci faisait des sauts et des courses à toute vitesse ; or, en passant auprès des petits garçons, il leur dit :

« Quand la vieille m'aura laissé en liberté au milieu de vous, vous m'attraperez   par la queue, par  les oreilles, par où vous pourrez enfin, et je vous emporte­rai dans notre village. »

     Ainsi fut fait, au grand désespoir de  la vieille. Cependant, soit qu'elle agît plus habilement, soit plutôt parce que telle était l'intention de Marandénboné, elle s'empara de celui-ci.

     Elle mit son prisonnier dans une peau de bouc, qu'elle ficela soigneusement, et le plaça dans une nou­velle peau de bouc, qu'elle ferma de même. Le tout, enfin, fut enfermé dans une troisième peau de bouc bien solide et fortement attachée.

     La sorcière plaça sa petite  fille auprès du prisonnier, pour le garder, tandis qu'elle-même creusait, dans la cour de sa  maison, un puits où elle jeta du bois et des herbes qu'elle enflamma.

     Pendant ce temps, la fillette, entendant que Maran­dénboné grignotait quelque chose, lui  demanda : « Tu as donc des provisions, Marandénboné ?

     - Oh !  j'ai mieux que des provisions, j'ai des frian­dises.

     - Oh ! donne-m'en un peu, Marandénboné !

     - Eh ! que veux-tu  que je te donne, ficelé comme je le suis. Détache-moi un  peu, et  nous verrons. »

     L'imprudente fillette ouvrit les peaux de bouc ; Marandénboné sortit, la  déshabilla, la mit à sa place avec ses propres effets à lui, referma les peaux de bouc et disparut en se revêtant des pagnes de l'enfant.

     Quand l a vieille saisit la peau de bouc, une mignonne voix lui dit : « Mère ! prends garde ! Maran­dénboné m'a mise à sa place et c'est ta fillette que tu vas tuer.

     - Oui, oui, dit la vieille, je te connais, Marandén­boné, tu peux prendre la voix  de ma fillette, ça ne changera rien à ton sort. » Et, sans hésitation, elle lança le paquet dans le foyer. Peu après, le corps de l'enfant éclatait et Marandénboné,  surgissant en face de la vieille, lui cria : « Eh bien, vieille sorcière, tu as encore tué ta dernière fille. » Et il se sauva.

     La vieille s'assit, désolée, et se prit à réfléchir au moyen de se venger de Marandénboné. On dit qu'elle ne l'a pas encore trouvé.

Blaise Cendrars / Anthologie nègre