LE HORS-VENU
Par domcorrieras, le dimanche 16 juillet 2017 - Poèmes & chansons - lien permanent
Il couchait seul dans de grands lits
De hautes herbes et d’orties,
Son corps nu toujours éclairé
Dans les défilés de la nuit
Par un soleil encor violent
Qui venait d’un siècle passé
Par monts et par vaux de lumière
A travers mille obscurités.
Quand il avançait sur les routes
Il ne se retournait jamais.
C’était l’affaire de son double
Toujours à la bonne distance
Et qui lui servait d’écuyer.
Quelquefois les astres hostiles
Pour s’assurer que c’était eux
Les éprouvaient d’un cent de flèches
Patiemment empoisonnées.
Quand ils passaient, même les arbres
Étaient pris de vivacité,
Les troncs frissonnaient dans la fibre,
Visiblement réfléchissaient,
Et ne parlons pas du feuillage,
Toujours une feuille en tombait
Même au printemps quand elles tiennent
Et sont dures de volonté.
Les insectes se dépêchaient
Dans leur besogne quotidienne,
Tous, la tête dans les épaules,
Comme s’ils se la reprochaient.
La pierre prenait conscience
De ses anciennes libertés ;
Lui, savait ce qui se passait
Derrière l’immobilité,
Et devant la fragilité.
Les jeunes filles le craignaient,
Parfois des femmes l’appelaient
Mais il n’en regardait aucune
Dans sa cruelle chasteté.
Les murs excitaient son esprit,
Il s’en éloignait enrichi
Par une gerbe de secrets
Volés au milieu de leur nuit
Et que toujours il recélait
Dans son cœur sûr, son seul bagage
Avec le cœur de l’écuyer.
Ses travaux de terrassement
Dans les carrières de son âme
Le surprenaient-ils harassé
Près de bornes sans inscription
Tirant une langue sanglante
Tel un chien aux poumons crevés,
Qu’il regardait ses longues mains
Comme un miroir de chair et d’os
Et aussitôt il repartait,
Ses enjambées étaient célèbres,
Mais seul il connaissait son nom
Que voici : « Plus grave que l’homme
Et savant comme certains morts
Qui n’ont jamais pu s’endormir. »
Jules Supervielle / Les amis inconnus