« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Dix d’août


 

 

 

 

Nous sommes repartis sous la lueur d’un bout de lune et du poudroiement étouffé d’un maigriot chapelet d’étoiles, quelques éclats réchappés du ciel lourd de larmes, levés à trois heures du matin, nous avons parcouru près de cinquante kilomètres. Et quand hier la chaleur nous rôtissait le front, aujourd’hui la rincée a fait de nous des naufragés. tous sur un même radeau, une barque de la largeur de dix hommes rudoyés et de la longueur d’un abîme, tous mélangés, l’infanterie, la cavalerie, les artilleurs, chefs et soldats surnageant dans un bain de boue, aspergés des ruisseaux qui naissent des fossés et fendent la route, tous à écoper dedans nos bottes et à tremper dans notre malheur.

Les blessés sont au bord de renoncer et nous autres, les vaillants, ne possédons même plus la bonté de les encourager. C’est chacun pour soi puisque le besoin de vite arriver nous enjoint d’aggraver le pas. On ne parle plus, on ne crie plus, on ne se lamente même pas, on s’emmaillote de silence et la pluie harangue comme nous sommes au martyr.

Ce soir, on nous a donné de l’argent et l’on achète du pain que l’on revend aussitôt pour s’embraser de bière ou de viande.

Dans une pharmacie, je me suis procuré de la pommade qui cajolera mes pieds et la peau rongée à sang de mon dos.

Nous implorons des vêtements propres, des jours que je porte ceux-ci, nos bienfaiteurs offrent leurs défroques sorties des malles, alors nous ne sommes plus des soldats au défilé mais un bataillon de carnaval. Imagine dans quelle tragédie s’ébat notre armée !

Aussi j’ai échangé de l’encre contre quelques dizaines de sous et un litre de vin. Bientôt je t’écris, mon amour, bientôt dès que j’aurai reconquis un peu de cœur et de joie d’aimer. Là, il me faut dormir pour ne plus penser.

Loïc Demey / D’un cœur léger - Carnet retrouvé du Dormeur du val