« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Mémoires


 

 

À Ty Ty Walden l'obstiné !

     Parfois — nous avons tous de ces faiblesses ! — je me demande si quelque lecteur tentera de reconstituer mon itinéraire semé des emballages bleus des gauloises. Des gauloises blondes, bien entendu. Je fume également des belges un peu opulentes, d'une trentaine d'années. Dix-huit minutes en métro, depuis l'Hôtel de Ville : à la portée de toutes les bourses et de toutes les patiences.

     Quelle argenterie soudain démasquée sur les hauteurs voisines ! Les meuniers et les faucheurs des enseignes partaient pour le travail, abandonnant leurs compagnes endormies dans les couleurs tendres ou les dorures. Une chasse à courre traversait les stores du charcutier.

     Et quelles Pomones descendaient les pentes aux heures creuses du plein été ! Lourdes, lentes, elles faisaient crier de désir les hôtes inapprochables du taillis.

     Les bulldozers ont rasé la maison d'Hector Malot et son jardin à l'abandon où une grande sœur lascive m'emmenait promener ; nous nous aimions chaque nuit, à cette époque.

     On voyait également, non loin d'un carrefour, une voie de chemin de fer désaffectée au-delà de toute expression ; elle sortait des plantes sauvages pour couper la route sans avertissement ni barrière. Interrogés, les plus vieux indigènes parlaient de trains qui, autrefois, allaient charger des munitions à la Cartoucherie, puis regagnaient les grandes lignes de l'Est, au temps du Chemin des Dames. J'en doute : une telle voie ne pouvait qu'aboutir à un détournement dont les retraités d'alentour n'imaginaient guère la nature. On l'a fait disparaître, elle aussi, tant, je suppose, son spectacle incitait les esprits à la subversion.

     Alors, coiffé d'un gibus et vêtu d'une jaquette noire, je gagne l'ancien hippodrome, où l'on disputait des courses à obstacles jusqu'en 1970. Je me promène dans le pesage désert, j'examine la partie du bois que traverse la piste et où s'égaraient certains jockeys dont on n'entendait jamais parler. C'est fort probablement l'un d'eux que Magritte réussit à photographier au moyen de ses pinceaux.

     Vous voyez : je fournis des précisions, des repères. Je suis — je me veux — un poète on ne peut plus réaliste, et je demande à être jugé comme tel.

     Si, d'aventure, vous passez par là, il est possible que vous n'y découvriez qu'un décor d'une grande platitude ; c'est que, pour vous, « la retombée » ne s'est pas encore produite — la réinstallation des images que les machines des hommes ont expulsées sans les détruire. Cela demande quelquefois bien du temps et, moi-même, il y a des jours où, je ne me sens pas en forme.

     C'est de ce côté, en tout cas, et dans un périmètre assez restreint que doit se situer le point de jonction idéal de tous mes souvenirs — celui qui me permettrait d'écrire ces Mémoires un peu moins sommairement. Mon obstination à emprunter les mêmes chemins signe ma foi en l'existence de ce lieu alchimique. Cependant, il provoque chez certains de mes amis une impression défavorable et navrée. Mon vieux, me disent-ils, ne te laisse pas aller comme ça. Travaille, remue-toi, que diable !

     Oui, oui, bien sûr.

André Hardellet / Les chasseurs Deux