« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'or - 1925


 

 

     J'aurais pu dans le chapitre précédent faire l'exposé ou l'analyse des quatre livres de cette période que Cendrars nous a donnés avant L'Or : Dix-neuf poèmes élastiques,  Le Film de la fin du monde, l'Anthologie nègre et Kodak. Je préfère laisser cette besogne aux critiques dont c'est le  métier et qui n'ont rien d'autre à faire. Le présent livre n'est pas une étude de l'œuvre de Cendrars mais l'histoire d'une vie dans sa réalité humaine, dégagée du nimbe légendaire dont un tel personnage n'avait nul besoin; et  par corrélation, l'histoire d'une amitié. C'est à ce double point de vue que  je continuerai à parler de Blaise, de son existence réelle et de son travail d'artisan, dégoûté que je suis depuis long­temps de ce mot a.rtiste, vocable prétentieux qui ne date pas de deux siècles. On disait avant cela :  un maître-peintre, un maître-sculpteur, comme on disait un maître-maçon, un  maître-horloger; un maître­-écrivain, quand il s'agissait d'un honnête homme de plume soucieux de bien faire; et même, comme Michel-Ange, un apprenti :  Je commence à savoir dessiner, nous dit-il à quatre-vingts ans.  Quelle leçon!

     C'est avec L'Or que Cendrars allait faire son entrée dans l'édition d'un caractère je dirai officiel, ses œuvres précédentes n'ayant trouvé jusque-là que sa propre  initiative ou des éditeurs occasionnels et sans pignon sur  rue. C'est aussi son livre le plus accessible et par conséquent celui qui a eu  le plus gros tirage, le plus d'éditions dont plusieurs illus­trées, et des  traductions en nombreuses langues. Il lui a ouvert les portes d'une célébrité qu'il méritait depuis dix ans, et qui allait enfin lui permettre de ne plus chercher en  dehors de l'écriture, et  toujours en vain, les faveurs de cette Fortune qui ne laisse pas d'être la plus vache des putains.

     Un sculpteur suisse, August Suter, de qui Cendrars avait fait  connaissance, à Paris, au cours de l'hiver 1910-1911,  et avec qui il est  resté en corres­pondance pendant plusieurs années, a été le premier à lui révéler l'existence de Johann August Suter, le fameux pionnier de la  Californie. Il se disait son petit-fils. Ce n'est pas impossible, le grand-père ayant dû naître vers 1818, à calculer d'après l'âge qu’il devait avoir lors de  sa débâcle, en 1848. Mon grand-père paternel, né en 1794, s'est battu à Water­loo : cent soixante dix-sept ans, à l'heure actuelle, pour trois générations, et ce n'est pas fini, hélas! Tout de même, il y a beaucoup de  Suter dans l'Oberland bernois, et peut-on supposer que le sculp­teur, au  contact de  Blaise, ne se soit laissé aller à un peu d'imagination.

     Dès 1912, il lui  envoie une  brochure en  allemand, résumant l'histoire du général Suter, et Cendrars de s'enthousiasmer aussitôt : Un homme ruiné  par la découverte de l'or : magnifique! magnifique! magni­fique! Ce personnage ne cessera de le hanter. Dans les premiers mois de 1914, lorsqu'il écrit la  première version de son  poème Le  Panama ou les Aventures de mes sept oncles, il l’évoque déjà dans la citation qu'il nous donne en tête de cet ouvrage qui ne paraîtra qu'en 18. Pendant ces quatre années, y compris les mois de guerre, la figure historique et psycholo­gique de Johann Suter lui devient une telle obsession qu'il y pensera jusque dans les tranchées;  et lorsqu'il reviendra de sa propre aventure  guerrière il se mettra à la recherche de tout ce qu'il pourra trouver de documents sur ce curieux homme et son  étrange faillite.

     C'est ainsi qu'il allait dénicher, en 1917, dans une boîte des quais, un fascicule du Tour du Monde, la merveilleuse publication d’Édouard  Charton, qui, de 1860 au premier semestre de 1914, soit pendant cinquante-cinq ans,  nous a fait connaître, illustrés de belles gravures sur  bois, en ce temps où l'impres­sion ne pouvait reproduire les  photographies, les voyages contemporains dans les cinq continents, prodigieuse collection  que j'ai mis tant d'années à réunir au complet, avec ses tables en volumes sup­plémentaires, l'un des inépuisables trésors de ma bibliothèque.

     Il s'agissait de quelques pages de l'année 1862, premier semestre, des pages 29 à 44, précédées d’une carte géographique à la page 3. Selon son habitude, et se fiant à son extraordinaire  mémoire, Blaise, après les avoir lues et enregistrées dans son crâne, les avait déposées dans son  capharnaüm de la rue de Savoie. En décembre 1921, il m'avait demandé de lui porter secours pour aller tenter de mettre un peu d'ordre dans cette mansarde où il n'avait plus mis les pieds depuis deux ou trois ans, étant sans cesse à faire le tour de Paris et de sa banlieue, et changeant d'hôtel à  peu près tous les  mois.

     C'est au cours de ce rangement qui nous a laissés plus noirs que des bougnats et  nous a obligés à rentrer chez moi pour nous savonner sous la douche, que nous avons retrouvé sous un amas de  pape­rasses son portrait peint  par Modigliani -  j'en ai parlé plus haut -  et  comme les  œuvres de notre pauvre copain décédé commençaient à monter à la bourse des tableaux, nous l'avons vendu à un mar­chand pour cinq mille francs de l'époque, un pactole pour les purotins que nous étions alors. Blaise, qui ne peut s'empêcher d'embellir les choses, a  raconté que cette galette  lui avait permis d'offrir à  une femme, sans doute Raymone, une garde-robe  neuve. Il est possible qu'il y ait consacré une partie du magot, mais ce dont je suis sûr  c'est qu'il nous a valu de ne pas dessaouler pendant quinze jours et de bouffer à nous en  gonfler la  panse au restaurant, je veux dire dans des gargotes qui  nous  paraissaient le triclinium de  Lucullus.

     Des esprits malfaisants ou peu compréhensifs nous reprocheront peut-être d'avoir monnayé cette œuvre d'un bon copain. Il l'était surtout de nos  beuveries. Nous nous soucions peu de sa peinture, et lui de notre littérature, en quoi nous avions tous trois parfaitement raison. Si le bon Modi avait  encore vécu, il aurait été le premier à nous dire de bazarder son truc, et il l'aurait bu et mangé avec nous.

     Comme suite au déblayage de la  rue de Savoie, j'ai emporté, ce jour-là, ce fascicule du Tour du Monde, extrait du Voyage en Californie de Simonin, réalisé par celui-ci en 1859,  soit onze ans après la découverte de l'or du Sacramento. Blaise m'avait dit  :

     -Tu peux le prendre, je le connais par cœur.

     Deux ou trois ans plus tard, j'ai trouvé sur les quais l'année 1862 au   complet, et j'ai rendu à Blaise son fascicule. En ce temps-là je ne pensais pas  encore que  tout ce qui me venait de lui pût, un beau jour, devenir pour  moi de pieuses reliques. Je n'ai même gardé qu'une  dizaine des  lettres  qu'il m'avait écrites entre 1915 et 1921.  On était deux amis qui ont du plaisir à se voir, qui s'entraident à l'occasion, pas du tout des gens de lettres qui  collec­tionnent les  autographes des confrères.

     C'est à la  page 34 du fascicule en question, et à deux autres endroits, un  peu plus loin, que Simonin nous parle du général Sutter -  avec deux t - qui exploitait alors la  Nouvelle-Helvétie sur les  bords de la rivière Feather- La Plume -  établissement que Cendrars nous  décrit au chapitre 44 de son livre; mais pour le reste, Simonin dépeint à merveille l'envahissement du  Sacramento par les squatters de toutes les nationset par les inévitables  Chinois, commerçants avides qui entassaient dans leurs coffres de bois de  santal plus d'or que n'en trou­vaient dans la semaine la plupart des  prospecteurs.

     Bien entendu, je ne veux pas dire que Cendrars ait fait son livre  d'après ces quelques pages du Tour du Monde, mais elles ont été le cordon Bickford qui a fait éclater la prodigieuse mécanique agencée par ses lectures et son génie de visionnaire. Ces pages de Simonin l'avaient  mis en outre sur le chemin d'autres découvertes dont il a tiré parti. Ce travail de préparation, patient, minutieux, et la lente concentration de  ses projecteurs cérébraux sur la figure centrale, ne devaient aboutir qu'à  la fin de 1924. Quand il s'attaquait à une œuvre elle était quasiment terminée : il n’y avait plus qu'à l'écrire. C'est ce qu'il fait en quarante jours dans sa petite maison du Tremblay-sur-Mauldre,  un peu moins de   six semaines pour taper à la machine les soixante-treize courts chapitres, ou plutôt les soixante-treize poèmes en prose de cette magnifique épopée de L'Aventure.

     La plus émouvante partie de ce livre est certai­nement la grande  peinture à fresque de ce que Charlie Chaplin a appelé la Ruée vers l'Or  - Rush. J'y renvoie le lecteur qui ne perdra rien à abandonner pendant une heure ou deux sa chère télévision. Il y trouvera bon nombre de ces  Français qui n'hési­taient pas à quitter leur Anjou,  leur Provence ou leur  Alsace pour aller tenter fortune dans les déserts dorés du  Sacramento.

     J'ai chez moi, dans mon encombrante collection de modèles de   bateaux, un trois-mâts-barque, le Thiers, avec machine auxiliaire et  hélice à deux pales, qui, vers 1850, transportait du Havre à Mon­terey les squatters de chez nous, en doublant le cap Horn, navigation interminable et périlleuse contre les vents, les courants et les tempêtes glaciales de ce tournant maudit, comme l'attestent encore les caps-de-mouton du modèle enveloppés de toile cirée pour que les haubans gardent leur souplesse et ne se rompent pas comme du verre. On  faisait escale à Buénos-Ayrès pour se mettre du cœur au ventre avant le  grand passage, et après lui  à Valparaiso pour se réchauffer les tripes avec du rak. Beaucoup de ces fanatiques de l'or californien sont restés en route, naufrages ou dysenterie, de toute façon au fond de la mer, noyés tout vifs ou immergés après décès avec un saumon de fonte aux  pieds. Un copain survivant héritait du pécule, du baluchon, des outils et de la part de fayots du trépassé, quadruple raison de se consoler de la  perte. La vie d'un homme, pour ces hallucinés par l'or, n'avait pas la  valeur sacro­ sainte que lui donnent aujourd'hui les universels profiteurs des  aumônes de l'État.

     Le livre une fois sorti, le général Suter ne s'est pas détaché de son  rhapsode qui, somme toute, l'avait ressuscité. Celui-ci continuait à  rechercher tout ce qu'il pouvait trouver de  nouveau sur  ce revenant, et sans jamais retoucher son texte se réjouissait de ses découvertes. Il m'en parlait sou­vent, avec une légitime satisfaction paternelle. Le personnage avait éveillé l'attention de bien des gens, écrivains et chroniqueurs, aux États-Unis surtout. Il y avait même été  question de tirer du livre de Cendrars un film  sensationnel, et une grande firme d'Hollywood s'était mise en rapport avec  lui; mais au  cours des négociations les producteurs ont trouvé plus simple et moins coûteux de se passer de l'auteur et de donner au public américain un film sur le même sujet, somme toute, disaient-ils, historique et dont on   pouvait par conséquent prendre les éléments dans les archives. En quoi Cendrars fut-il propre­ment ou malproprement dépouillé du fric qu'il espérait. Ce genre de volerie est  assez fréquent dans le monde du cinéma et des lettres : je suis abondam­ment et personnellement renseigné là-dessus.

     Après vingt-cinq ans et même plus, Blaise conti­nuait à se préoccuper de  son héros californien. En 48, pendant que j'étais à Tahiti, je lui avais dit, dans  une de mes lettres, que j'avais trouvé chez mon voisin américain,  Norman Hall,  le célèbre auteur des Révoltés de la « Bounty », un exemplaire de la traduction anglaise de L'Or, et que je m'étais amusé à le relire dans cette langue, en regrettant que le traducteur n'eût pas su transmettre dans son travail les rythmes et l'accent de la langue  originelle. Trois mois après.  - le courrier, à cette époque, n'allait et ne revenait que par  mer - Je recevais cette réponse venue de Villefranche-sur-Mer  :

 

     Journaux et hebdomadaires sont pleins du cente­naire de la  révolution de 1848, et personne ne songe au centenaire de la Ruée vers l'Or (C'est en 1848 que furent trouvées les premières pépites dans la plan­tation de Suter), sauf toi, mon pauvre vieux, aux antipodes!  Ne t'en  fais donc pas. Depuis  la publica­tion de mon histoire« merveilleuse» du général Suter, en 1924 (en fait, en 1925) on a publié des tas de bou­quins sur ce brave bougre, et des documents d'époque, et des journaux, etc., etc., toutes pièces qui m'auraient été fort utiles en son temps, et dont me ne fisco oggi (je m'en fous aujourd'hui), le bouquin étant derrière moi, non? et que les historiens  s'amusent! Merci tout de même de ta tendre sollicitude. Je te reconnais bien là, vieux frère!  Je travaille comme un con.(Il écrivait Le Lotissement du Ciel.)

 

     En 51, le sujet le travaille toujours. Je lui avais signalé avec citation que  dans un ouvrage ancien, en trois volumes in-douze,  sur  la  Californie, rédigé en 1767 par un nommé Venegas-Buriell, il était raconté que des marins anglais, en débarquant sur la côte, avaient ramassé bon  nombre de pépites d'or. Cette fois j'étais à Paris, et la réponse me parvenait bientôt :

 

Merci, vieux frère, de ton information. La citation de Buriell selon laquelle il y avait de l'or en Californie ne m’étonne pas. Déjà le vieux chroniqueur espagnol, Cabrillo, le signalait en 1542 dans sa chorographie du  pays des Indiens Cahuanhas, en décrivant le col qu'il faut franchir pour se rendre au site appelé aujourd'hui  Hollywood!

Je t'embrasse pour ta fête. (Mon anniversaire.)

Blaise.

 

     Rien ne pouvait surprendre un tel lecteur doué d'une telle mémoire et  d'un  tel capital de  connais­sances.

     Il avait, à la fin de son livre, dénoncé la mauvaise foi du gouvernement  des États-Unis qui, malgré un jugement formel en  faveur des héritiers du  général, se refusait et se refuse encore à verser l'indemnité que celui-ci avait réclamée pour la perte de ses terres saccagées et bientôt accaparées par les prospecteurs.  La dette augmentée des intérêts de près de cent vingt ans se  monte aujourd'hui à un milliard et demi de dollars. Cela devait, comme on pense, éveiller l'attention de tous ceux qui, de près ou de loin,  se pouvaient dire ou penser héritiers du de cujus. On leur a toujours opposé un refus sans commentaires. Les finances des États, et pas seulement des Unis, ne sont  qu'une vaste escroquerie si bien organisée que ses victimes ne s'en rendent pas compte ou s'y résignent avec des chansons et des dessins d'un humour jaune.

     Il n'empêche que de temps à autre l'un  quelconque de ces descendants, réels ou prétendus, n'ait l'idée de conquérir ce colossal magot, à grand renfort de procédure. Blaise, en en révélant l'existence, s'est vu sollicité par deux ou trois de ces victimes des démangeaisons aurifères, entre autres la richissime et surannée propriétaire d'une grande firme suisse de produits laitiers.

     Elle s'était découvert une parenté lointaine avec feu le général, et espérait cueillir une bonne partie du capital et des intérêts en exigeant, pour sa part, l'exécution du jugement. Venue tout exprès à Paris, elle s'était mise en rapport avec Blaise et lui  avait exposé ses prétentions à l'héritage. Rien ne semblait plus facile que d'extirper à cette vieille folle quelques millions de 1927 sous prétexte de voyage aux U.S.A., de démarches coûteuses, d'honoraires à des gens de loi  et de pots-de-vin aux intermédiaires. Une fois là-bas, Blaise aurait mené joyeuse vie  avec l'argent de la dame, car il avait toujours rêvé de devenir un escroc international, de rouler en Cadillac, d'avoir des poules à perlouzes et zibeline, et de boire des scotchs sans soda  dans  des  boites  de  nuit  à strip-tease. Il avait entrepris le siège et en avait déjà tiré quelques bouteilles de  fine  étoilées  et une  caissette de  chocolats, quand il s'est avisé de partir pour je ne sais plus où et de me confier la suite de l'affaire.

     - Tu verras, m'avait-il dit, il n'y a plus qu'à décrocher des millions gros  comme  des  potirons!

     J'ai eu  trois entrevues avec  la candidate au pac­tole dans un grand hôtel de la rue de Rivoli, et n'ayant pas la faculté d'illusion de mon Blaise, je me suis  aperçu bientôt que n'est pas filou qui veut, que ni lui ni moi n'en avions l'étoffe, et que les potirons étaient encore verts et solidement accrochés à la  vieille  tige. Il est bien sûr que l'un et l'autre nous aimions l'argent, comme  tout le monde, mais à condition qu’il  nous  tombât naturellement  dans les poches. On ne peut pas être à la fois escroc et paresseux, et c'est un terrible boulot que de soutirer des millions à des gens qui ne sont riches que parce qu'ils sont avares et  prudents. Bref,  je  me  suis découragé, lui aussi.

     Mais tout de même on s'était bien amusé à jouer aux margoulins.

Albert t’Serstevens / L’homme que fut Blaise Cendrars (extrait)
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