« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES « COURPATAS » DE BLASSAC

 

 

 

 

     Blassac est un petit village situé en aval de la Voûte-Chilhac, sur la rive gauche de l'Allier. Il est bâti sur un rocher coupé à pic sur la rivière. Une église romane est placée au centre de l'agglomération. On y voit encore des meubles du xv° siècle ornés de peintures et les restes de vitraux décorés d'armoiries remontant à la même époque. Jadis cette église était mieux entretenue qu'elle ne l'est aujourd'hui et le curé qui la desservait au commencement du siècle dernier était très zélé pour la maintenir dans un état de propreté qui la faisait remarquer entre toutes celles des environs. Les soins tout particuliers qu'il rendait à son église et bien d'autres qualités, sans doute, l'avaient rendu populaire. Aussi lui faisait-on force cadeaux et, suivant la saison, de lièvres, de perdreaux, de pigeons qu'il ne laissait pas moisir dans son garde-manger. Ces oiseaux purement culinaires lui permettaient d'avoir une table toujours ouverte à ses amis. Au printemps, lorsque les parures de la vigne se développent et que les feuilles prennent une certaine ampleur rien n'est aussi savoureux que des pigeons rôtis enveloppés dans des feuilles de vigne et bardés du lard savoureux des campagnes. C'est en effet la saison où les pigeons nouveau-nés sont dans toute leur tendresse et sont très appréciés des gourmets surtout quand on pouvait les arroser de ce gentil vin muscat provenant de ce fameux terroir des Olennes jadis si réputé dans la paroisse voisine de Saint-Ilpize.

     Donc un jour de la semaine un brave paroissien avait promis à notre curé de lui porter pour le dimanche matin trois beaux pigeons bien dodus et bien grassouillets. Notre curé n'avait pas cru moins faire pour les déguster que d'engager les deux marguilliers de la paroisse auxquels il avait l'intention de faire voter certaines dépenses pour l'embellissement de sa chère église, pensant que la table est une grande entremetteuse d'amitié et que lorsqu'on a rompu le pain et trinqué ensemble, les âmes honnêtes ne peuvent rien refuser.

     Ce dimanche si attendu arriva. Dès l'aube notre bon pasteur se rendit à sa treille pour choisir les feuilles les plus développées; il ne voulait même pas laisser à sa servante le soin de détacher les minces bandes de lard qui devaient contribuer avec les feuilles à la parure des pigeons. Tout était prêt, il ne manquait rien que les oiseaux, et cependant déjà les sonneurs avaient mis en branle les cloches pour sonner le premier de la grand’ messe paroissiale.

     Bien soucieux le curé interrogea vainement la route. Les pigeons n'arrivaient pas. Vainement il avait cherché à calmer son attente par la lecture de son bréviaire et il terminait l'action du saint du jour lorsque tout à coup il se frappa le front : il lui était venu une idée providentielle. En effet, la veille, en se promenant sur les rochers escarpés qui dominent l'Allier, il avait aperçu dans les anfractuosités du roc un nid de courpatas dans lequel reposaient mœlleusement sur la plume trois oiseaux qui, par leur grosseur, pouvaient rivaliser avec les pigeons. Bien lardés, bien enveloppés de feuilles de vigne, pourquoi ces oiseaux ne pourraient-ils pas remplacer avantageusement les pigeons, peut-être même les surpasser par un fumet plus délicat ?

     Sans hésiter déposant son chapeau et son bréviaire il se rend vers le rocher et entreprend la descente périlleuse qui va lui permettre d'opérer sa capture. Il ne prévoyait pas, le malheureux, les dangers qui l'attendaient. Il arriva facilement au nid, là il se mit à cheval sur une saillie du rocher et déboutonnant sa soutane il introduisit à la façon des jeunes bergers les trois courpatas, entre la peau et la chemise.

     Il se réjouissait par avance de la surprise plus ou moins agréable qu'il procurerait à ses convives, mais au montent où il allait remonter ses regards se tournant malencontreusement vers le fleuve, il vit l'abîme et le vertige le saisit.

     S'accrochant de toutes ses forces au rocher, il ne put que rester accroupi sans pouvoir remonter.

     Déjà il entendait tinter le second coup de la messe, maintenant il percevait le murmure des fidèles amassés sous le porche, il entendait la voix aigüe des enfants répondant aux prières du matin qui précédent la messe. Sa position ne changeant pas, elle devint plus critique lorsque comme un dernier appel retentit le dernier coup de la messe.

     De leur côté les paroissiens commençaient à s'étonner de l'absence de leur pasteur. Le clergeon avait déjà fouillé le presbytère. Les marguilliers qui étaient également chantres l'avaient hélé de leur voix la plus sonore et personne ne répondait.

     Un jeune berger, mû par un sentiment de convoitise et qui connaissait l'existence du nid de courpatas, indiqua d'une façon timide qu'il avait vu M. le curé se diriger à pas précipités vers la grande roche et qu'il pouvait lui être arrivé un malheur, On se porta en toute hâte de ce côté et l'on vit notre pauvre pasteur dans une position bien piteuse et hors d'état d'avancer ou de reculer. Les hauts bonnets de la fabrique tinrent alors conseil et une des meilleures têtes de l'endroit proposa d'attacher une corde à un grand chaudron et de le glisser à hauteur du curé qui pourrait s'y asseoir commodément et être rendu au milieu des siens. Ce fut l'affaire d'un instant. La veille, la grande Jeanne avait fait sa lessive et fut heureuse de prêter un de ses immenses chaudrons, ustensile de toutes les ménagères de nos compagnes qui en font dans l'angle de leur cuisine une sorte de panoplie brillante.

     Avec des peines infinies on hissa un mat horizontal avec une poulie tout au bout. Dans la gorge de la poulie s'enroula la corde munie du chaudron et M. le curé n'eut qu'à se laisser choir dans l'ustensile de cuisine et, quelques minutes après, il était sain et sauf et remerciait la providence de lui avoir sauvé la vie. La foule le conduisit directement à l'église sans lui laisser le temps de se débarrasser de ses oiseaux, qui de leurs griffes naissantes lui déchiraient la peau. ll se revêtit devant l'autel de ses vêtements sacerdotaux et commença la messe. A chaque coup de griffe des courpatas le brave homme déguisait ses souffrances et il disait aux courpatas : attendez, mes amis ! attendez le dernier non sum dignus ; malgré ses souffrances qui devenaient plus vives de moment en moment sa piété ne lui permettait pas d'abréger son supplice. Ce fut un long martyre, mais enfin le moment arriva et en trois coups de poing fortement assénés sur sa poitrine il ft justice de ses persécuteurs ailés.

     L'histoire ne dit pas comment il fit dîner ses convives. D'après le proverbe patois ame de pan et ame de vi l’on couvida sous amis. Toujours est-il que les marguilliers ne votèrent pas la sacristie et qu'au moment où arriva la Révolution l'église de Blassac n'en avait pas.

     Cette église si bien tenue n'avait pas de sacristie ; le prêtre s’habillait devant l'autel, et c'était pour voter les fonds d'une sacristie que le curé offrait à dîner aux marguilliers.



 

courpatas : corbeaux d'Auvergne

Ulysse Rouchon / La vie paysanne dans la Haute-Loire