« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Je me sens drôle


 

 

 

    Je ne me trouve pas spécialement rigolo. Plutôt à côté de la plaque. Avec l’âge, l’esprit comique a tendance à s’estomper. si d’aventure je ris, les sons stridents qui s’échappent de ma gorge m’agacent les tympans. En examinant le reflet de mon visage dans le miroir, je découvre davantage de motifs d’inquiétude que de gaité. Les fines couches de merde déposées par le temps constituent un fond de teint mastoc sous lequel disparaît ma véritable physionomie.

    Je me sens un peu bizarre, un peu malade. Sans importance. Tous les sens du mot « drôle » me vont comme un gant.

    Mes dessins aussi sont drôles. Pas comiques, mais absurdes, gratuits, saugrenus. Je n’ai jamais tenté de trouver un sens à la vie, moral ou esthétique, ni essayé de faire évoluer l’humanité dans le bon sens. Le non-sens paraît plus proche de la réalité. En général, je dessine pour me raccrocher à mon porte-plume, comme un orang-outan se suspend aux branches. Il faut bien vivre, trouver de quoi payer l’ordinaire et s’offrir le luxe du vertige. dessiner ne rapporte pas grand-chose mais ne coûte rien. Un bout de papier, un crayon, et hop ! on capture une idée, un visage, un bout de paysage, un moment. Quelques lignes pas forcément habiles tracées sur un coin d’enveloppe ou à l’envers d’un chèque sans provision suffiront à alimenter de futurs souvenirs. 

    La photographie suppose un appareil, des objectifs, de la pellicule. Le coût du matériel  valorise le produit. Un dessin n’est valorisé que par la reproduction, l’investissement qu’elle représente. Le bout de papier reste un bout de papier, à moins de devenir une valeur du marché de l’art que je ne trouve pas drôle du tout.

    Pour trouver sa place dans le marché, le dessin doit se transformer en œuvre, obéir à d’autres règles, dont la première est de ne remplir aucune fonction. L’artiste doit s’effacer pour permettre aux gens vraiment importants de paraître : les marchands, les collectionneurs, les historiens d’art.

    À ce jeu, mes chances sont minces.

    Je ne m’en plains pas, je me sens drôle.

    À New York, un type rencontre un ami perdu de vue depuis longtemps. Il lui demande comment ça va, ce qu’il fait en ce moment.

    — Je suis dans le cirque, répond l’ami. Je purge l’éléphant.

    — Tu purges l’éléphant ??? Ça consiste en quoi ?

    — Eh bien, tu sais, on voyage tout le temps, il n’y a pas toujours la nourriture adaptée, alors l’éléphant est stressé. Ça le constipe. Comme je suis mince, on m’introduit dans son anus et deux types costauds me font aller et venir. Au bout d’un moment, ça provoque un réflexe et l’éléphant se vide.  

    Le type est horrifié.

    — Combien on te paye pour ce boulot de merde ?

    — Cinquante dollars par mois.

    — Écoute, je ne suis pas riche, je n’ai qu’une petite entreprise avec deux cents employés, mais je peux en avoir deux cent un. Tu viens dès demain travailler chez moi et tu toucheras cinq cents dollars.

    — Non, fait l’autre, je te remercie, mais c’est impossible.

    — Impossible ? Pourquoi impossible ?

    — Tu sais, une fois qu’on a goûté à l’art…

Roland Topor / Vaches noires