« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Délicatesse


 

 

Le guano est un bel oiseau. 

WILLY

 

Eh bien ! oui, là, je vais me marier. 

Une bêtise, vous dites ? Je le sais aussi bien que vous. 

On n’épouse pas ces femmes-là, vous dites ? Vous voyez bien que si, puisque j’en épouse une. 

Je voudrais bien vous voir à ma place, vous qui parlez. Et tout cela, c’est la faute à la boue. 

Quelle drôle de chose, la boue de Paris ! 

À la campagne, oui, je comprends qu’il y ait de la boue. La pluie délaye la terre, et voilà. 

Mais à Paris ? La pluie ne peut pas délayer les pavés, ni l’asphalte. Alors, quoi ? 

Quand je serai immensément riche (dans la première quinzaine de février) je fonderai un prix de trois cent cinquante mille francs attribué au meilleur travail sur La Boue de Paris à travers les âges

Je dis la boue de Paris, mais je pourrais dire les boues, car il y en a autant d’espèces que de rues dans la capitale. 

Toutes choses égales d’ailleurs, selon les quartiers, il est des boues dures, il est des boues fluides, il est des boues noires, il est des boues grises. J’en ai même vu des violettes. (Je dois ajouter que c’était dans un tableau de Henri Rivière.) 

Une boue que je vous recommande particulièrement, c’est la boue de la rue des Martyrs. 

On dirait du cold-cream en deuil. 

Douce, onctueuse, lubrifiante, elle pourrait être préconisée par nos sommités médicales contre les engelures et les crevasses au sein. 

Elle me rappelle, en plus foncé, le dégras

Est-ce qu’on se servait des dégras, dans votre régiment ? 

Chez nous, au 119e, il était prescrit aux hommes d’enduire leurs chaussures de dégras une fois par semaine. 

Ce produit n’a pas son pareil pour entretenir et assouplir le cuir. Nous avions même un capitaine qui prétendait que ça le nourrissait. 

Fichue nourriture ! 

Seulement, le lendemain du dégras, c’était le diable pour faire reluire les godillots. 

Chaque fois que je parle de dégras, je ris aux larmes d’une excellente farce que je fis à un petit jeune homme qui était arrivé au régiment le jour même. 

Il dégustait sa gamelle mélancoliquement. 

J’engageai la conversation : 

– Eh ben ! mon vieux, l’appétit va-t-elle ? 

– Pas trop... je n’aime pas le boeuf. 

– Pourquoi ne mets-tu pas de la moutarde avec ? ça passerait mieux. 

– De la moutarde ? je veux bien... où est-elle ? Obligeamment, je lui apportai le pot au dégras. 

Le pauvre petit, sans défiance, accepta sur le couvercle de sa gamelle une ample portion de ce produit et y trempa abondamment une bouchée de bidoche

Moi, je me tordais littéralement sur mon lit. 

Le plus comique de l’aventure, c’est que ce jeune garçon en faisant des efforts terribles pour vomir, se cassa quelque chose dans l’estomac et mourut dans la nuit, à l’hôpital1

Je n’ai jamais tant ri. 

 

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L’onctuosité, qualité appréciée dans le cold-cream et chez les prélats (avez-vous remarqué comme les prélats sont onctueux ?) constitue pour la boue de la rue des Martyrs une attribution redoutable. 

Elle rend le pavé glissant. 

Et voilà précisément où je voulais en venir. 

L’autre soir, je rentrais chez moi. 

Il avait plu toute la journée. 

Le sol se trouvait tellement lubrifié, que les gens marchaient avec des précautions infinies, tels des marins sur un beaupré enduit de savon noir. 

Jusqu’à ce moment, l’axe de mon corps s’était maintenu dans une verticale relative. À la hauteur du Café des Martyrs, v’lan ! Les pieds me manquèrent et je m’abattis sur l’asphalte du trottoir. 

Ah ! j’étais propre ! 

Confus, honteux, ridicule, je perdais la tête au milieu de cette foule qui s’amusait beaucoup de ma mésaventure, quand je me sentis tirer par la manche. 

Une petite blondinette me disait : Venez chez moi, je vous donnerai un coup de brosse. Elle demeurait en face. 

Dans ces moments-là, on ne pense pas à faire son malin : j’acceptai. 

La blondinette me dépouilla de mes vêtements, les essuya, les brossa avec un soin tout maternel et leur refit une virginité. 

Pendant ce temps, j’examinais le local, d’un œil scrutateur. 

À n’en pas douter, je me trouvais dans la chambre d’une marchande d’amour. 

Je ne crus pouvoir mieux lui témoigner ma reconnaissance qu’en lui offrant ma clientèle... immédiate. 

Mais elle se dégagea doucement de mon étreinte, murmurant : Non... non... je ne veux pas. 

– Mais pourquoi ne veux-tu pas ? 

– Parce que ! 

– Parce que quoi ? 

– Parce que tu dirais que c’est pour ça que je t’ai donné un coup de brosse. 

C’était absurde, mais elle n’en voulut pas démordre, la blondinette. 

Le plus embêtant, c’est qu’elle était très gentille. 

Je revins le lendemain. 

Encore elle repoussa mes avances avec son éternel : « Non, je ne veux pas... Tu dirais que c’est pour ça que je t’ai donné un coup de brosse. » 

– Puisque je t’assure que je ne le dirai pas ! 

– Tu le penserais, c’est la même chose. 

Je suis revenu tous les jours et tous les jours j’ai essuyé le plus impitoyable des refus. 

Cette délicatesse m’a touché, et, avant quinze jours, la blondinette sera la mère de mes enfants 

 

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Ce cas, fort intéressant, élucide un point de médecine légale fort controversé, à savoir que l’ingestion, dans l’économie, d’une substance, même non toxique, peut déterminer la mort. (Note du traducteur.)

Alphonse Allais.