« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le mince croissant de lune aperçu

 

 

 

 

 

Le mince croissant de lune aperçu le soir dans le jardin, la serpe qui est pure illusion, qui est chose aigüe mais aussi doucement lumineuse, la «serpe de lait» qui perdra vite sa forme, qui s'inscrit un instant dans le ciel du couchant et surprend toujours, qui vous accompagne avec fidélité, lointaine, mais présente. À l'image de la serpe se lie inévitablement celle de la main qui devrait la tenir, de la moissonneuse dans quelque cortège en l'honneur de Céres — comme si, d'une fête, n'était visible qu'un emblème au-dessus de la foule cachée par la nuit : une chose ressentie naïvement comme bonne, amicale, à cause de l'atténuation, dans ce reflet, de l'autre lumière qu'on peut regarder en face. Et l'on se dit : elle est encore là, une fois de plus, elle m'est donnée sans bruit, sans histoires, et pas à moi seulement, comme depuis le commencement du monde auquel sa lueur semble me lier. C'est une serpe et c'est un lien. Cela chemine, fidèle, à croire qu'il y a vraiment là-bas un gardien faisant sa ronde pour nous défendre de la nuit.

Je me rappelle aussi ces cortèges d'enfants porteurs de lanternes allumées, autrefois. Il n'y en aurait plus qu'un, attardé, tranquille, têtu. Pour rappeler qu'il y a une enfance, une joie timide, naïve, presque aveugle ; une chanson.

L'oiseau, dans le figuier qui commence tout juste à s'éclaircir et montre sa première feuille jaune, n'était plus visible du vent.

Brûlant des ronces à la fin du jour, j'ai vu soudain approcher du brouillard, silence devenu visible, fumée humide et froide montée de l'eau plutôt que d'un feu, exhalaison de la terre détrempée, souffle tout à coup froid comme de l'acier, menace peut-être, mais que j'aimais parce que vivante, parc que «vraie» ; comme si tout valait mieux que des pensées et que la mort.

Un troupeau qui serait venu sans le moindre bruit me lécher la main d'une langue froide. Tandis que la nuit aussi approchait.

Philippe Jaccottet / Cahier de verdure