« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA GOUJATE

 

 

 

Arbre, pourquoi tu me regardes?
Ma jambe pend du chariot.
je brille, claire, entre mes hardes
comme la fille de là-haut.

comme la nuit qui m'accompagne
parmi le monde indifférent.
Couchée à même la campagne,
au soleil seul elle se rend.

Moi, mon soleil c'est tous les hommes,
le carabinier, le chasseur
Je leur offre le sac de pommes
et la barique de douceur.

Je vais où du roi de la guerre
vont les caissons et les fourgons.
Et je touche comme lingère
du cors pâle et nu des dragons.

Avant de crever sur la terre,
entre mes ras qu'ils crèvent donc!
La terre et moi faisons la paire
sous la frisure et sous l'ajonc

Autrefois, je gardais trois chèvres…
Mon père taillait le pain noir…
Je ne veux plus que de mes lèvres
on chante le rouge entonnoir.

Je ne veux plus singer la forme
des tombeaux à l'angle du bois.
A mon tour il faut que je dorme.
Mais, d'abord, je pèse mon poids!

A mon tour il faut que j'éventre
la vie afin de m'y vautrer.
Qu'elle sente que je lui rentre
la pointe de mon cœur outré!

Soldats! soldats! je vous déteste,
car faible ni molle ne suis.
Telles la déroute et la peste,
en comptant vos coups je vous suis.

Ce soir, vers la plus haute tente
où le gras, le triste empereur
chauffe dans sa main mécontente
une puissance sans erreur,

comme une vipère je rampe.
Je bondis comme un bouc de fiel.
Dans le cou mon fer je lui trempe.
Mes cheveux filtrent son appel.

Il râle un moment sur sa couche.
Déjà sur lui, je m'étends.
ma bouche se colle à sa bouche.
On peut venir… Il n'est plus que temps.

De chaque côté de ma tête
les aigles du lit je saisis.
Et je vogue ainsi vers la fête
de ma peau devant les fusils.

 

Jacques Audiberti / Race des hommes