« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Il lui avait parlé des courses de motocyclettes

 

 

 

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     Quelque temps (moins d’une semaine en tout cas) après la première escapade, Daniel avait à Rébecca proposé de lui apprendre à conduire. Puisqu’elle savait aller à vélo, n’aimerait-elle pas savoir un peu la moto? Rébecca avait répondu que c'était là ce qu’elle désirait le plus au monde, à présent, mais qu’elle n’aurait osé en parler, ignorant s’il était permis à une fille enlevée (comme elle était) de manier l’instrument du rapt. Un sourire en arc avait agrandi sa belle bouche, lui donnant cet air étrusque qu’elle avait parfois et qui ne plaisait pas moins à son fiancé qu’à Daniel. Ce dernier, alors, sur la route du bord du lac, s'était arrêté pour changer de place et mettre Rébecca devant lui sur le fuseau de la selle; courbé dessus en la faisant se courber aussi, serrant entre ses jambes celles de la jeune fille pour l’initier au fonctionnement des pédales, il avait pris sous ses doigts les siens pour lui montrer les commandes, leur alternance indispensable, et lui donner ce qu’il nommait les réflexes du conducteur. Elle n’avait pas été lente à les acquérir; il l'avait félicitée, feignant de douter qu’elle fût vraiment une femme sous sa veste de fourrure et son pantalon. Puis il s’était remis devant, l’avait reprise en croupe et sans s’attarder à être bien prudent il l'avait conduite au motel.
     Sur le lit de leur chambre habituelle, ce jour-là et les jours suivants, tout en la caressant du bout des doigts comme une branche écorcée, il lui avait parlé passionnément de ses motocyclettes, une B.M.W. au corps triangulaire et vert qui dans la catégorie des météores faisait penser à un orage en forêt au mois de juin, une Norton argent et nuit, à l’incomparable tonnerre. Avec la Guzzi, plus légère, avait-il ajouté, elle aurait moins de difficultés au début, et quand elle se la serait familiarisée elle pourrait en se jouant maîtriser de lourdes et puissantes machines. Tel sujet le rendait éloquent à la façon d’un maître de haras qui vante les nobles et parfois dangereux animaux contenus dans ses écuries, et pendant qu'il s’excitait en paroles sa main se crispait curieusement à la fourche de la jeune branche.
     Il lui avait parlé des courses de motocyclettes (et des motocyclettes de course). Un sujet, encore, sur lequel on n’aurait pas pensé qu’il fût tellement docte, quand on songeait à lui comme à un amateur de livres anciens. Mais Rébecca, malgré l’usage qu’elle faisait des casiers à fiches de son père, ne sentait pas le besoin de soumettre les gens à des classifications strictes, et elle aimait mieux son amant d’être un homme rebelle à toutes les étiquettes. Passé la surprise, elle s’était émerveillée de l’entendre intarissablement causer de pistes et de circuits, décrire d’abord celui, classique, du Tourist Trophy, dans l’île de Man, patrie des chats sans queue, décrire celui de Spa, celui de la Solitude à Stuttgart, puis l’infernal anneau de Nürburg, dans l’Eifel, qui compte cent soixante-quatorze virages sur un parcours d’un peu moins de vingt-trois kilomètres, tout en montagnes russes, et pour celui-là citer comme de vieilles connaissances les noms des points les plus périlleux : « la Croix du Suédois » (non, ce n’était pas Swedenborg!), « le Jardin de l’Ennemi », « la Tête de Pioche », « le Champ des Bouchers »; décrire Montlhéry et Monza comme des promenades familières, expliquer la façon dont sur ce dernier autodrome, au sortir de la courbe de Lesmo, on débouche à cent quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, en seconde vitesse, sur la paroi du grand virage que l’on prend en position presque horizontale avant d’être lancé beaucoup plus vite encore vers la courbe de Vedano. Avait-il vraiment piloté ces terribles machines à cinq vitesses, carénées comme des flotteurs d’hydravion, sur le compte desquelles en s’exaltant il pérorait? Dans sa bouche en tout cas les beaux noms de M. V. Agusta, de Norton, de Guzzi, de Gilera, de B.M.W., de Velocette et de N.S.U. prenaient autant d'éclat que dans le cours d’un professeur d’histoire ceux d’Armagnacs et de Bourguignons, de Guelfes et de Gibelins. Et c'était comme de condottieri légendaires qu’il parlait de Stanley Woods, de Handley, de Taruffi, d’Aldrighetti, de Pagani, de Monneret, d’Arcangeli, de Simpson, avant d’arriver aux plus modernes champions (ou « centaures », selon la terminologie des fanatiques italiens), Geoffrey Duke, Ubbiali, Anderson, King Oliver, Haas, Liberati, Mac Intyre, et surtout au méticuleux casse-cou John Surtees, le pilote aux allures de séminariste, pour lequel il confessait une admiration particulière.


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André Pieyre de Mandiargues / La motocyclette (extrait)