« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LA SIRÈNE

 

 

 

Sirène la mer hante,
Dans la tempête chante
Et pleure par beau temps,
Car tel est son talent.
De femme elle a la forme
Jusques à la ceinture.
Et les pieds de faucon
Et la queue d'un poisson.
Quand se veut réjouir,
Haut et clair elle chante
Et quand le nautonier
Qui va sur la mer l'entend
Il en oublie sa nef
Et bientôt il s'endort.
Gardez en la mémoire,
Car cela a du sens.

Que sont sirènes ? Sont
Richesses de ce monde :
La mer montre ce monde,
La nef, gens qui y sont,
L'âme est le nautonier,
La nef, le corps qui nage.
Sachez que font souvent
Les richesses du monde
Pêcher l'âme et le corps :
C'est nef et nautonier.
L'âme en péché s'endort
Pour ensuite périr.

Les richesses du monde
Font grandes merveilles :
Elles parlent et volent,
Vous tirent par les pieds
Et vous noient. Pour cela
Et de cette façon
Les sirènes peignons :
Le riche a la parole,
Sa renommée s'envole ;
Les pauvres, il les étreint,
Les attire et les noie.

Sirène est du même être,
Chante dans la tempête
Comme richesse au monde
Aux riches confondue
C'est chanter en tempête,
Quand richesse est si maître
Que pour elle on se pend
Et se tue de tourments.

La sirène en beau temps
Pleure et se plaint toujours.
Quand on laisse richesse
Et pour Dieu la méprise,
C'est alors la belle heure
Et la richesse pleure :
Sachez ce que veut dire
Richesse en cette vie.

 

Philippe de Thaun - ou Thaon / (premier tiers du XIIe siècle)
traduction Pierre Seghers