« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La motocyclette

 

 

 

     Maintenant que les cris d’oiseaux se sont tus, et qu’il faut faire attention à conduire prudemment la motocyclette, car un cycliste pourrait déboucher comme un fou à cette heure où les rues n’ont pas de circulation, Rébecca Nul se détache peu à peu du rêve avec lequel son départ est si étroitement lié qu’il se distingue à peine des choses de la nuit. Ainsi allait son rêve, ou du moins ce qu’elle se rappelle encore : elle se trouvait portée par l’une des hautes branches d’un arbre très haut, sous un ciel inégalement sombre, comme si le soleil n’arrivait pas à percer les nuages, et elle avait conscience d’avoir été mise là pour figurer la fleur de l’arbre et pour offrir son épanouissement au soleil quand les rayons triompheraient du brouillard. Des oiseaux volaient autour d’elle, plongeaient et remontaient; d’autres étaient perchés à portée de ses mains. Plus bas, un homme qui dans le rêve était son mari, Raymond, mais qui ne lui ressemblait pas, grand, maigre et dégingandé tandis que le véritable Raymond est un peu courtaud, s’avançait avec des manières de chat sur l’une des maîtresses branches, et dans son allure il y avait une menace assez notable. Alors elle avait fait un violent effort pour se dégager du règne végétal et pour reprendre la faculté de se mouvoir, la capacité de donner l’alarme. Avec une émotion intense, elle s'était entendue prononcer les mots « pilleur de nid », cependant que se déchirait brusquement le tissu de son rêve, et qu’elle se retrouvait au lit, toute raide et la gorge serrée, à côté de Raymond qui avait grommelé comme en réponse et s'était tourné vers elle sans cesser de dormir. Pourtant un bruit de volière entrait dans la chambre, car la fenêtre n’était pas fermée, c'était l’aube, et plus de cent oiseaux chantaient à plein gosier dans le jardin. La petite maison qu'avait louée Raymond Nul était bâtie en dehors de Haguenau, sur la route de Bitche, non loin de la forêt.
     Entourée de ces divers chants et de piaillements qu’elle n’écoutait pas mais qui retombaient sur elle comme des gouttes d’eau, tandis que s’effilochaient les images du rêve, Rébecca pendant quelques minutes avait gardé une immobilité complète, et si Raymond s'était réveillé alors et l’avait embrassée, elle serait restée au lit, sans doute, et se fût rendormie plus tard. Elle avait attendu, sentant sa respiration sur son épaule, entendant un léger ronflement. Puis elle avait eu la certitude qu’il ne se réveillerait pas et qu’elle ne retrouverait pas le sommeil. Au lieu de le réveiller, comme elle aurait pu faire, elle s’était abandonnée à des pensées d’espace et de grand air qui provenaient du songe autant que du chant des oiseaux, et ces pensées avaient pris un chemin qu’elle connaissait pour s’y être déjà laissé entraîner plus d’une fois. Ses mains avaient remué premièrement, et elles lui avaient rendu le sentiment de son corps en se portant sur ses petits seins, en caressant son ventre avec amitié, en parcourant tout le beau domaine lisse dont il lui semblait qu’elle s’était retirée pour se concentrer uniquement dans sa tête. « Je ne me hais pas », avait-elle pensé encore. Contrairement aux habitudes de son mari, qui même au mois d'août reposait dans un pyjama complet, Rébecca ne pouvait souffrir sur elle le moindre vêtement de nuit, elle ne pouvait dormir dans une chambre à la fenêtre fermée, et elle couchait nue, sous plusieurs couvertures au besoin et sous un édredon épais qu’elle tirait jusqu’à son cou pendant l’hiver.
     Par les fentes des volets, la chambre recevait un jour pâle qui était ainsi que la couleur du froid et qui décourageait de quitter le chaud abri des couvertures. Rébecca, malgré tout ce qui aurait dû la retenir au lit, s'était glissée hors des draps, non pas vite, comme on penserait qu’elle eût fait, mais lentement, et dans la chambre (assez fraîche en vérité pour un matin de mai) elle était restée debout sans bouger pendant un petit moment, comme pour mettre sa volonté à l'épreuve. Ensuite, pour ne point faire de bruit, elle n’avait ouvert ni l’armoire ni la commode où était rangé son linge, elle avait négligé de prendre ses vêtements sur la chaise, et directement elle était allée dans la salle d’eau, qui communiquait avec la chambre et avec le vestibule. Là, après avoir refermé la porte, puisque Raymond ne s'était toujours pas réveillé, elle s’était sentie dans un air libre selon son désir, elle avait eu la certitude que rien ne viendrait faire obstacle à son projet. Mais elle n’avait pas touché aux robinets de la douche ni à ceux du lavabo, ni au bouton d'éclairage, elle n’avait pris aucun soin de son corps, elle avait méprisé de peigner ses cheveux coupés aussi court que sur la tête d’un garçon, elle n'avait pas lavé ses dents, elle n’avait pas fardé ses lèvres, elle ne s’était pas regardée dans le miroir. Sa seule action avait été de retirer de la corbeille à linge sale une petite culotte de nylon crème qu’elle y avait jetée la veille, et de la mettre. Tant pis pour les pantoufles qui auraient protégé ses pieds contre le froid du carrelage, puisqu'elles étaient restées près du lit. Leur absence n'aurait pas empêché Rébecca de marcher sur la surface d’une rivière gelée, si quelque chose (ou quelqu'un) l’avait attirée fortement sur l’autre rive, car, de son propre avis, son caractère ressemblait à celui que l’on attribue aux chèvres, soumis à l’humeur, impulsif et têtu fanatiquement. Il ne s'agissait, d’ailleurs, que de passer dans le vestibule, où était son costume de motocycliste.
     Avec des précautions, car la porte criait (mais le chant des oiseaux aurait couvert un bruit plus fort), elle avait tourné la poignée, ouvert, refermé derrière elle. Alors il n’avait plus été nécessaire d’être tant silencieuse. Derrière chaque porte, en effet, se trouvait une pièce vide, la salle d’eau d’un côté, de l’autre le salon (salle à manger aussi}, et le risque n’était plus de réveiller Raymond, mais qu’il se réveillât tout seul si elle avait lambiné. Une armoire contenait des manteaux, des imperméables, en nombre moins grand pour l’homme que pour la femme, comme il est ordinaire, et Rébecca avait déplacé sa garde-robe pour prendre dans un coin le seul vêtement qui eût le pouvoir de faire battre son cœur plus vite et de lui donner des pensées d’orgueil, celui qu’elle n’endossait jamais sans une sorte d’exaltation, celui que Raymond regardait toujours avec tristesse et méfiance. C'était une combinaison de cuir noir, très brillant et doublé de fourrure blanche, qui fermait étroitement au cou, aux poignets et aux chevilles par le moyen de petites courroies. Rébecca l’avait largement ouverte (ce qui lui donnait l’air de la dépouille d’une grande bête à l'instant écorchée), puis, les jambes d’abord, elle s’y était introduite, toute nue sauf la culotte de nylon un peu transparente sur le triangle du poil, et en tirant de bas en haut la languette de la fermeture éclair elle avait clos le sombre étui sur son corps naturellement brun. « Rien n’est aussi doux que cela », s’était-elle dit, avec quelque naïveté car ce n’était que du lapin et elle n’avait pas eu l’occasion de se frotter à de la martre ou à de la zibeline, tandis que le sang lui montait à la tête à cause de la chaleur et d’un léger chatouillement qu’elle sentait sur toute l’étendue de sa peau. « Mon corps est comme un violon dans une boîte capitonnée », avait-elle pensé encore, se rappelant que son mari l’avait comparée à un instrument de la sorte, la première fois qu’il l’avait découverte. Son amant n’avait jamais rien dit de pareil. Raymond, lui, était souvent ridicule par la banalité de ses compliments, mais Rébecca s'était plu à celui-là, et elle n’avait pas besoin d’une glace pour savoir que sa nudité s’apparentait à des feuilles ramassées dans le sous-bois en automne. Tout en se flattant d’analogies, la jeune femme avait chaussé ses pieds de bottillons aussi
chaudement fourrés que la combinaison, noirs également, et elle avait glissé les tiges à l’intérieur avant de boucler les courroies des chevilles. Sans bas ni socquettes, car l’armoire du vestibule n’offrait rien de semblable. Elle avait mis de grosses lunettes à verres bombés dans une monture de caoutchouc. Enfin, pour achever ce qu’elle nommait avec une certaine exactitude sa toilette de coureuse, elle avait pris une cagoule (comme disait le vendeur de la bonneterie de Genève où elle l’avait achetée) à peine plus noire que ses cheveux et qui était ainsi que le négatif du loup car elle ne laissait paraître du visage que ce qui est normalement caché par le masque; elle avait bouclé le col de la combinaison dessus, elle avait bouclé les poignets. De souples gants noirs avaient couvert ses mains. D'un trousseau de clés accroché au mur, Rébecca s'était servie pour ouvrir la porte, puis elle avait ouvert une petite remise attenant le pavillon, et elle était allée ouvrir la barrière du jardin. Ensuite elle avait remis les clés à leur place et elle avait repoussé la porte. Des oiseaux s'étaient envolés sur son passage, vrillant l’air avec un bruit de projectiles. D’autres, plus loin, chantaient sans s’émouvoir.
     Dans la remise, à côté du vélo qui servait à Raymond pour aller au lycée (et ses élèves se moquaient de lui, elle les avait vus, quand il enfourchait la vieille bécane à guidon haut, plaçant sa serviette à cheval sur le cadre rouillé), il y avait la motocyclette de Rébecca. Une grosse Harley-Davidson du modèle le plus récent et le plus rapide, toute neuve, peinte en noir sauf les parties chromées, dont la plus éclatante était le tuyau d'échappement avec ses tubulures souples. Posséder une pareille machine, sans rivale assurément dans la catégorie, n’était pas un bonheur commun pour une jeune personne de dix-neuf ans, et Rébecca s’émerveillait chaque fois qu’elle allait dans la remise observer sa monture (comme une nouvelle mariée qui n’en croit pas ses yeux d’être en possession d’époux); elle avait appris les particularités de son bien; elle se les disait toute seule, elle aurait pu les répéter dans l’ordre de la notice, et si elle n’avait pas manqué d’amies, arrivée depuis peu à Haguenau, par malchance, elle se fût vantée perpétuellement des deux cylindres du moteur, de sa cylindrée totale de mille deux cents centimètres cubes, de sa puissance approchant soixante chevaux au frein. Elle eût été la plus ennuyeuse des femmes, sans doute, à cause d’une tendance à la pédanterie que Raymond supportait sans se plaindre, mais qu’il lui avait fait remarquer quelquefois. Bah, il était bien question de Raymond ou d’amies éventuelles! Quand elle était devant la moto, sous le toit du petit garage, elle se trouvait dans un espace différent de l’ordinaire, elle pensait à l’état de franchise insolite qu’à l’égard de son mari lui procuraient les roues garnies de gros pneus à flancs blancs, ou à l’état de servitude non moins inaccoutumée dans lequel elles la tenaient vis-à-vis d’un autre homme, et toutes ses connaissances techniques ne l’empêchaient pas de flatter de la main, souvent, comme on fait au poitrail d’un animal, le projecteur caréné sur la fourche, en avant du guidon, et de murmurer comme une amante au lit : « Jusqu’où
m’emporteras-tu, taureau noir ? »

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André Pieyre de Mandiargues / La motocyclette - 1er chapitre (extrait)