« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

J'aime les préfaces

 

 

 

PRÉFACE

     J'aime les préfaces. Je les lis. Parfois, je ne vais pas plus avant, et il est possible qu'ici, vous non plus, n’alliez pas plus avant. Dans ce cas, cette préface aura manqué son but, qui est de rendre l'accès de ce livre un peu plus facile. Toutefois, lecteur, ne considérez pas ces pages comme un affront à votre intelligence. Elles prouvent plutôt que, par endroits, l’auteur interroge la sienne.
    Tout d’abord, son style pourra parfois accuser une fâcheuse ressemblance avec celui de l’écrivain allemand dont parle Schopenhauer, qui désirait exprimer six choses à la fois au lieu de les aligner les unes après les autres : « Dans ces longues périodes riches en parenthèses, comme des boîtes enfermant d’autres boîtes, et plus bourrées que des oies rôties fourrées aux pommes, c’est la mémoire surtout qui est mise à contribution, alors que l’entendement et le jugement aussi devraient être appelés à l’œuvre. »
    Mais qu’une critique du style soit prise, ainsi que l’entendait Schopenhauer, comme une critique de l'esprit et du caractère de l’auteur ou même, comme certains le voudraient, de l’homme lui-même, voilà qui est à côté de la question. Voilà du moins ce que j'écrivis en 1946, sur un cargo à bauxite, au milieu des houles, entre La Nouvelle-Orléans et Port-au-Prince. Cette préface-là ne fut jamais publiée. Quant à celle-ci, la première raison qui me poussa à la rédiger fut qu’en 1945 mon livre reçut, de la part d’une firme anglaise (qui depuis m'a fait l'honneur de le publier), un accueil fort mitigé. Bien que l'ouvrage fût considéré par les éditeurs comme «important et intègre », on me suggérait de larges corrections que je répugnais à faire. (Vous eussiez réagi de même si un livre écrit par vous vous avait tourmenté, avait été maintes fois refusé puis récrit.) On me conseillait, entre autres, de supprimer deux ou trois personnages, de réduire à six les douze chapitres, de changer le sujet, par trop pareil à celui du Poison, en un mot, de jeter le livre par la fenêtre, et d’en écrire un autre. Puisque, maintenant, j’ai aussi l'honneur
d’être traduit en français, je résume ma lettre de réponse à mon éditeur et ami de Londres. L'entreprise était sans doute assez insensée : exprimer toutes sortes de bonnes raisons ésotériques pour que l’ouvrage demeurât tel qu’il était primitivement.
    Ces raisons, à l’heure actuelle, je les ai presque toutes oubliées. Heureusement pour vous peut-être. Il est trop certain, en effet, comme l’observe Sherwood Anderson, que pour tout ce qui concerne son œuvre, un écrivain affecte les prétentions les plus inattendues et se montre prêt à justifier n’importe quoi. Il se peut aussi que l’une des seules remarques honnêtes qu’un auteur ait jamais faites soit celle de Julien Green au sujet, je crois, de son magistral Minuit : « Mon intention m'était et m'est restée tout au long, obscure. »
    Pour cet ouvrage-ci, commencé à l’âge de vingt-six ans (je m’apprête maintenant à saluer la quarantaine), et terminé il y a cinq ans, mon intention ne me paraissait pas obscure au début, bien qu’elle me le soit devenue beaucoup plus au cours des années qui suivirent. Mais, obscure ou non, il ressort de tout cela qu’une de mes intentions demeurait, j'en suis certain, d'écrire un livre.
    Et certes, mon intention n’était pas d'écrire un livre assommant. Je ne crois pas qu'un seul auteur, fût-il le plus grincheux des hommes, eût jamais le propos délibéré d’assommer son lecteur, bien qu’on puisse, ainsi qu’on l'a dit, employer l'ennui comme technique. Mais du moment que ce livre-ci assomma un lecteur, et de qualité professionnelle encore, je jugeai bon de répondre aux observations de ce lecteur professionnel et voici le résumé de ce que j'écrivis. Tout cela vous paraîtra peut-être terriblement vain et pompeux, mais comment expliquer à quelqu'un, qui avoue avoir été assommé par votre prose, qu’en fait il a eu tort de s'être laissé assommer? ‘
    « Cher Monsieur, écrivis-je donc, je vous remercie de votre lettre du 29 novembre 1945, je ne l’ai reçue que la veille du jour de l’an et, de plus, elle m’a rejoint ici à Mexico où, tout à fait par hasard, j'habite la tour qui m’a servi de modèle pour la maison d’un de mes personnages. Il y a dix ans, je n’avais aperçu cette tour que de l'extérieur, et elle se trouve être le lieu même où mon héros, au chapitre VI, connut aussi quelques petits ennuis à la suite d’un courrier retardé... »
    Puis j'avançai que si mon œuvre avait eu déjà la forme d’un classique imprimé au lieu de cet aspect morne et désolé qui caractérise un manuscrit non publié, l'opinion du lecteur eût été certainement toute différente à cause des divers jugements qui auraient atteint ses oreilles. Le fait que le début de Under the Volcano parût ou ne parût point fastidieux me semblant dépendre de l’état d’esprit du lecteur, de sa préparation à saisir l'intention de l’auteur, je suggérai ensuite et sans doute en désespoir de cause, qu’une brève préface pourrait neutraliser les réactions prévues par mon lecteur professionnel. Je poursuivais ainsi : « Si vous affirmez qu’un bon vin ne demande pas d’enseigne, je répondrai peut-être que je ne parle pas de vin mais de mescal, et qu’en plus de l’enseigne, une fois passé le seuil de la taverne, le mescal demande pour l'accompagner, du sel et du citron. Une telle préface, du moins je l’espère, devrait apporter un peu de citron et de sel. »
    J'écrivis ainsi une lettre d’environ 20 000 mots. (Ce qui me prit le temps que j’aurais tout aussi bien pu employer à établir le premier jet d’un nouveau roman, encore plus assommant que l’autre.) Et puisque, aux yeux de mon lecteur, le principal coupable semblait être le premier chapitre, je me bornai à l’analyse de ce long premier chapitre qui établit tous les thèmes et contre-thèmes du livre, qui donne le ton, et frappe les accords de toute la symbolique employée.
    Le récit, expliquai-je, s’ouvre le jour des morts, en novembre 1939, dans un hôtel appelé Casino de la Selva, selva signifiant bois, et peut-être ne sera-t-il pas inutile de mentionner que le livre fut conçu tout d’abord, d’une manière assez prétentieuse, sur le sempiternel modèle des Ames mortes de Gogol, et comme le premier volet d’une sorte de Divine Comédie ivre. Le Purgatoire et le Paradis devaient suivre, le protagoniste devenant, comme Tchitchikov, légèrement meilleur à chaque étape ou plus mauvais, selon les opinions. (Bien que, selon une récente autorité, l’incroyable Vladimir Nabokov, la progression postulée par Gogol était plutôt : Crime, Châtiment, Rédemption. Gogol mit presque tout Châtiment et Rédemption au feu.) Le thème du bois sombre, indiqué encore une fois au chapitre VII quand le Consul entre dans une lugubre cantina appelée El Bosque, ce qui signifie aussi bois, se résout au chapitre IX, celui qui relate la mort de l’héroïne, et où le bois devient réalité et fatalité.
    Ce premier chapitre est vu par les yeux d’un Français producteur de films, Jacques Laruelle. Il établit une sorte de relevé du terrain, de même qu’il exprime le rythme lent, mélancolique et tragique du Mexique lui-même, le Mexique, lieu de rencontre de plusieurs races, antique trône de conflits politiques et sociaux où, comme Waldo Frank, je crois, l’a montré, un peuple coloré et génial entretient une religion qu’on peut appeler celle mort. C’est le lieu idéal où placer le combat d'un être contre les puissances des ténèbre et de la lumière.
    Après avoir quitté le Casino de la Selva, Jacques Laruelle se trouve en face de la Barranca qui joue un grand rôle dans l’histoire et qui est aussi le ravin, ce sacré abime que tout honnête homme s’offre à l'heure actuelle, et encore, plus simplement, selon le goût du lecteur, l’égout.
Le chapitre se termine dans une autre cantina où des gens se réfugient au cours d’un orage hors de saison, tandis qu'ailleurs, partout dans le monde, les gens rampent vers des abris contre les bombes, puis les lumières s’éteignent tandis que, partout dans le monde, elles se sont éteintes aussi. Dehors, en cette nuit de tempête, tourne la roue lumineuse...
     Cette roue, c’est la roue Ferris dressée au milieu du square, mais c’est aussi, si vous voulez, beaucoup d’autres choses : la roue de la loi, la roue de Bouddha, c’est aussi l'éternité, le symbole de l'éternel retour, Cette roue, qui indique la forme même du livre, peut être considérée aussi, et d’une manière évidemment cinématographique, comme la roue du Temps qui se met à tourner en sens inverse, jusqu'à ce que nous atteignions l’année précédente. Car le début du deuxième chapitre nous ramène au jour dés morts, une année auparavant, en novembre 1938.
     Puis je tentai modestement d’insinuer que mon petit livre me paraissait plus dense, plus profond, composé et exécuté avec plus de soin que mon éditeur anglais ne le supposait ; que si  ses significations avaient échappé au lecteur, ou si celui-ci avait jugé sans intérêt celles qui affleurent à la surface du récit, cela pouvait être dû, en partie du moins, à ce qui de ma part était peut-être une qualité plutôt qu’un défaut. En effet, le niveau supérieur du livre n’avait-il pas été si minutieusement dessiné que le lecteur ne désirait plus prendre la peine de s'arrêter et
de descendre au-dessous de la surface? « Si cela est exact, ajoutai-je, non sans quelque vanité, de combien d’autres ouvrages pourrait-on affirmer cela? »
     D'un ton plus sentimental, mais en apparence seulement moins modeste, j’écrivis ensuite : « Du moment que je plaide pour une relecture du Volcano, à la lumière de certains de ses aspects qui peut-être ne vous ont pas frappé, et ans toutefois m'instituer en défenseur de chacun de ses paragraphes, je ferais mieux d'avouer qu'à mon avis le principal défaut du livre, celui dont tous les autres découlent, réside en quelque chose d’irrémédiable : le bagage spirituel du livre est subjectif plus qu'objectif, il conviendrait mieux à un poète — je ne dis pas un bon poète — qu’à un romancier, et c'est un bagage bien difficile à mener à destination. D'autre part, tout comme un tailleur, averti des difformités de son client, essaie de les dissimuler, j'ai essayé, autant que possible, de dissimuler les défauts de mon esprit. Mais du moment que la conception de l’œuvre était avant tout poétique, ces difformités n’importent peut-être guère, après tout. D'ailleurs, bien souvent, les poèmes demandent à être lus plusieurs fois avant que leur sens ne se révèle — n’explose dans l'esprit selon, je crois, l’expression de Hopkins — et précisément c’est cette notion-là qui fut omise. »
     Je réclamai un plus sérieux examen du contexte, je demandai sur quoi, puisqu'il n’en avait pas saisi le contenu, le lecteur se basait pour le juger trop long, d’autant que sa réaction risquait d'être différente après une seconde lecture. Tout autant que les auteurs, les lecteurs ne risquaient-ils pas de se surmener en allant trop vite, et quel ennuyeux livre était-ce donc qu’on ne lui attribuât qu’une lecture si hâtive?
     Il se compose de douze chapitres et le corps du récit est contenu dans une seule journée de douze heures. De même, il y a douze mois dans une année et le livre entier est enclos dans les limites d’une année, tandis que cette couche profonde du roman ou du poème qui se rattache au mythe se relie, ici, à la kabbale juive où le nombre douze est de la plus haute importance. La kabbale est utilisée à des fins poétiques parce qu’elle représente l'aspiration spirituelle de l’homme. L’Arbre de Vie, son emblème, est une sorte d'échelle compliquée dont le haut se nomme Kether ou Lumière, tandis qu’un abîme s'ouvre quelque part en son milieu. Le domaine spirituel du Consul est probablement le Qliphoth, le monde des écailles et des démons, représenté par l’Arbre de Vie renversé et dirigé par Belzébuth, le dieu des mouches. Tout ceci importait peu pour l'intelligence du livre: je le mentionnai en passant afin de faire sentir, comme le dit Henry James, « qu’il existe des profondeurs ».
     Dans la kabbale juive, l’abus des pouvoirs magiques est comparé à l'ivresse ou à l’abus du vin, et s’exprime, si j'ai bonne mémoire, par le mot hébreu sod. Une autre attribution du mot sod signifie jardin ou jardin négligé, et la kabbale elle-même est parfois considérée comme un jardin (semblable naturellement à celui où pousse cet arbre du fruit défendu qui nous donna la science du Bien et du Mal), avec l’Arbre de Vie planté au milieu. Quoi qu’il en soit, ces choses se trouvent peut-être à la source de beaucoup de nos légendes, quant aux origines de l’homme, et William James, sinon Freud, pourrait être d'accord avec moi quand j'affirme que les agonies de l'ivrogne trouvent une très exacte similitude dans les agonies du mystique qui a abusé de ses pouvoirs. Ici le Consul a mélangé toute l'affaire d’une façon magnifiquement ivre : au Mexique, le mescal est une boisson du tonnerre de Dieu, mais une boisson que l’on peut obtenir dans n'importe quelle cantina plus facilement, si je puis dire, que le whisky écossais dans l'impasse des Deux-Anges. (Soit dit en passant, je m'aperçois que j’ai fait tort au mescal et à la tequila qui sont des boissons que j’aime beaucoup, et pour cela je devrais peut-être présenter des excuses au gouvernement mexicain.) Mais le mescal est aussi une drogue que l'on prend sous la forme de « boutons de mescal », et la transcendance de ses effets est une des épreuves bien connues des occultistes. Il semble que le Consul soit arrivé à confondre les deux états, et après tout peut-être n’a-t-il pas tort.
     Ce roman, pour me servir de la phrase de Edmund Wilson, a pour sujet les forces dont l’homme est le siège, et qui l'amènent à s’épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l'homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin. L’allégorie est celle du Jardin d'Eden, le jardin représentant ce monde dont nous risquons d'être rejetés un peu plus encore qu'au moment où j’écrivais ce livre. Sur un de ses plans, l'ivresse du Consul doit symboliser l'ivresse universelle pendant la guerre, pendant la période qui l'a précédée, n'importe quand. Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l'humanité.
     « Je tiens au nombre douze, ajoutai-je ensuite. C’est comme si j’entendais une horloge sonnant minuit pour Faust, et quand je songe à la lente progression des chapitres, je sens que douze ni plus ni moins ne pouvait me satisfaire. Pour le reste, le livre s’étage sur de nombreux plans. Ma démarche a constitué autant que possible à clarifier ce qui, au début, se présentait à moi d’une manière compliquée et ésotérique. Ce roman peut être lu simplement comme une histoire au cours de laquelle vous pouvez sauter des passages si bon vous semble, mais dont vous retirerez davantage si vous ne sautez rien. Il peut être considéré comme une sorte de symphonie, d’opéra, ou même de film de cow-boys : J'ai désiré en faire une musique hot, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce et ainsi de suite. Il est superficiel, profond, distrayant, assommant, selon les goûts. C'est une prophétie, un avertissement politique, un cryptogramme, un film loufoque, une absurdité, une phrase sur le mur. Il peut être considéré comme une sorte de machine : il fonctionne, croyez-le bien, comme je l’ai découvert à mes dépens. Et pour le cas où vous penseriez que j’en ai fait n’importe quoi sauf un roman, je vous répondrai qu’en fin de compte c’est un véritable roman que j'ai eu l'intention d'écrire, et même un roman diablement sérieux. »
     En un mot, je fis de terribles efforts pour expliquer l’idée que je me faisais de cet infortuné bouquin, je livrai une bataille considérable pour l'ouvrage tel qu’il se présentait, tel que par la suite il fut imprimé, tel qu’il paraît aujourd’hui pour mes lecteurs français. Et rappelez-vous que j'écrivis tout cela de Mexico, au lieu même où dix ans auparavant j'avais commencé le livre, et où en fin de compte, des mains de ce même petit facteur qui apporta au Consul sa carte postale retardée, je reçus la nouvelle qu’il était accepté.
     Après ce long préambule, mon cher lecteur français, il serait peut-être honnête de vous avouer que l’idée chère à mon cœur était de faire, dans son genre, une sorte d'œuvre de pionnier et d'écrire enfin une authentique histoire d'ivrogne. Je ne sais pas si j’ai réussi. Et maintenant, mon ami, continuez, je vous prie, votre promenade au bord de la Seine. Et remettez le livre dans la boîte de bouquiniste à 100 francs où vous l’avez trouvé.

Malcolm Lowry, septembre 1948.

Malcolm Lowry / Au-dessous du volcan - Préface