« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Un clergé infâme

 

 

 

Les clercs se donnent pour des bergers
Et ce sont des assassins,
Sous des airs de sainteté.
Quand je les vois se vêtir,
Il e souvient de messire
Ysengrin qui voulut un jour
Entrer dans une bergerie ;
Mais par crainte des chiens,
Il endossa une peau de mouton
Et trompa leur surveillance ;
Puis il dévora par trahison
Les bêtes qui lui plurent.

Ce sont les rois et les empereurs,
Les ducs, les comtes et les «comtors»,
Joints aux chevaliers,
Qui gouvernent ordinairement le monde ;
Maintenant je vois que les clercs
Ont acquis le pouvoir,
Par e vol et a trahison,
Par l'hypocrisie,
La violence ou la prédication ;
Ils sont fort ennuyés
Si on ne leur abandonne pas tout ; et leur volonté
Sera faite, en dépit de toute opposition.

Plus ils sont grands,
Moins ils ont de valeur
Et plus de folie
Et moins de franchise,
Et plus ils sont pécheurs
Et moins ils s'aiment entre eux.
C'est des mauvais clercs que je parle,
Car je n'ai jamais entendu dire
Qu'il y ait eu de pires ennemis de Dieu,
Depuis les sicles anciens.

Quand ils sont au réfectoire,
Je ne trouve pas honorable
De voir les plus vils
Assis à la plus haute table
Et choisir les premiers ;
Écoutez une grande vilenie :
Ils osent y venir
Et on ne les écarte point.
Mais jamais je n'ai vu
Un pauvre diable de mendiant
S'asseoir à côté des riches ;
Je vous assure qu'ils n'ont jamais commis pareille faute !

Que les Alcays* et les Almassors*
Ne craignent pas
Que les abbés et les prieurs
Aillent envahir leurs terres
Et s'en emparer,
Car cela leur coûterait trop de peine ;
Ici ils songent au moyen
De mettre la main sur le monde
Et de chasser messire Frédéric*
De son abri ;
Mais Tel* le défia,
Qui jamais ne s'en réjouit beaucoup.

Clercs, celui qui crut vous apercevoir
Sans un cœur félon et injuste
A fait une erreur de compte,
Car jamais je n'ai vu gent pire que la vôtre.

…....
* Alcays : Les quatre Algais étaient des routiers et brigands célèbres ; le plus puissant Martin, enrichi par Jean sans Terre, vendit ensuite ses services tantôt aux croisés, tantôt aux Albigeois ; Simon de Montfort le prit en son château de Biron en Périgord et le fit écarteler (1312).

* Almassor, surnom (ici au pluriel) d'Almanzor ou Almansour le Victorieux, porté par plusieurs califes, sultans, ou personnage musulman ; désigne ici les sultans D'Egypte et de Syrie.

* Frédéric. Ceci paraît être une allusion précise au soulèvement du royaume de Naples, véritable abri ou asile de Frédéric, fomenté par Jean de Brienne, ex-roi de Jérusalem, beau-père de Frédéric Frédéric (héritier des droits de Jean de Briene au trône de Jérusalem), au retour de sa croisade en 1228-1229, réprima cette révolte, et se réconcilia, en 1230, avec la pape Grégoire IX qui l'avait excommunié avant son départ.

* Tel : «Tals» paraît désigner Jean de Brienne ; vaincu en 1229 ; il partit pour Constantinople où les barons l'avaient choisi comme empereur.

 

Peire Cardenal / Anthologie - Poésie des troubadours
textes français de René Nelli, René Lavaud, revus et corrigés par Henri Gougaud