« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Il est trop tard pour que tu m'entendes

 

 

 

… /…     


     Il est trop tard pour que tu m'entendes, comme depuis toujours.

     Les étés étaient plus longs que maintenant, ils se sont accourcis au fil du temps, je crois bien que c'est ma faute, un peu. J'ai laissé filer la vie comme ça glisse, je n'y ai pas prêté suffisamment attention. Ce n'était pas compliqué, pourtant, mais on ne nous a pas appris. Personne. Les gens qui nous entouraient alors les gens qui vous entourent — ne se souciaient pas de nous —, ne se soucient pas de vous. Ils vous laissent vous débrouiller avec votre jeunesse, ils ont autre chose à faire, ils s'imaginent je suppose que l'apprentissage est une affaire personnelle, l’affaire de chacun, qu'ils n'ont pas, eux qui ont désormais franchi la ligne, passé le cap, à s'en mêler. Alors à défaut de guides dans les pas desquels mettre les vôtres, on va à cloche-pied forcément de l’avant, suivant quelque infernale baguenaude dont on a la furieuse certitude qu'elle ne nous mènera à rien de bon. Tout est affaire de décor, changer de lit, changer de corps, à quoi bon puisque c'est encore moi qui moi-même me trahis, moi qui me traîne et m'éparpille et mon ombre se déshabille dans les bras semblables des filles où j'ai cru trouver un pays. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent. Comme les fleurs de la luzerne fleurissaient les seins de Lola… et j'aurais tant voulu, tant aimé m'allonger moi aussi sur le canapé du bordel et caresser les seins de Lola. Mais on ne nous dit pas, on ne nous apprend pas que les seins de Lola fleurissent non seulement dans un poème, une chanson, mais sont aussi la réalité effective, possible, à portée de doigts et de cœur, on ne nous en dit rien, on garde jalousement le secret, si on le connaît, on ne le partage pas.
     Et tu as dix-sept ans, aujourd'hui comme hier. Le drame est érigé sur cette ambivalence. Nul dragon ne te plantera sa dague dans le cœur, Lola. Tu ne t'appelles pas Lola, même si tu n'en es pas loin. Ce n'est pas une affaire de syllabes. Il n'y avait ni canapé ni bordel à mon grand désespoir pour y coucher ma peine, y panser mes déchirures. Il y avait Lola, que je rêvais déjà et mon cœur tu saignais à sanglots contenus, que je rêvais déjà sans connaître la chanson, sans avoir lu le poème, que je rêvais encore quand elle est apparue.
     Elle avait dix-sept ans, des yeux comme l'Amérique qu'on aperçoit trop tôt, des yeux comme un éclat du monde qu'il reste à découvrir. Elle avait dix-sept ans et des yeux qui disaient le fragile et le dur dans un même langage. Je n'osais pas encore, je n'osais pas déjà soutenir de front leurs regards de velours qui riaient aux silences, qui riaient aux éclats, ni ces flèches de pierre qu'ils savaient décocher, alors je grognais, dans une pirouette, la tête détournée, l'esquive au bord des lèvres, les poings au fond des poches, les battements de cœur tambourinant jusqu'au bord d'un ventre qui ne vous appartient plus que par un fil. On se défend vaille que vaille avec les moyens du bord. On se protège comme on peut. On se cache derrière la peur de ce qui pourrait nous engloutir de plaisir trop inconnu pour y croire. Ça cogne de partout, comme depuis tout là-haut le soleil de juillet qui met de la poussière blanche aux chemins de terre, le goudron n'a pas encore été tartiné partout et si c'était le cas fondrait sous les graviers et dans les petites herbes mauvaises qui passementent les fossés. Les odeurs des foins coupés, sur les prés maintenant hâves que zèbrent les sillages parallèles des faucheuses, vous enveloppent et vous enivrent. Est-ce l'odeur des foins ? Pas seulement, bien sûr. Ce n'est rien qu'une haleine qui passe et respire alentour. Il y a des grillons qui râpent leurs archets dans les talus trop raides que la machine ne tondra pas cette année-là.
     Elle marche à ton côté. C'est la divine Lola déjà là mais pas encore descendue de son train de rêve. Elle a des yeux que vous voudriez toujours savoir posés sur vous, sans crainte ni remord, et qui pourraient vous rendre regardable, presque beau, pour elle pas tout à fait, peut-être, mais vous seriez capable, calciné sans souffrance, de produire un effort… Elle a des yeux qu'elle te donne, qu'elle m'a donnés. M''avait donnés.Tout le bonheur du monde à toi seul confié en partage. Elle avait dix-sept ans.
     Les filles de dix-sept ans sont des trésors fragiles d'une dureté d'acier. De granit vêtues de velours, habillées de pêche, le grain léger d'une peau infroissable. Elle avait une taille qu'elle garderait toujours à cette hauteur, qui ne grandirait plus, parfaite sous le bras que tu passerais plus tard sur son épaule, pour la serrer bien à toi, dont tu ceinturerais sa taille creuse et ses hanches, quand tu oserais.
     Le jour, l'instant où tu oserais, les quelques secondes d'une victoire indéfectible.
     Et quand les poils de son pubis sont apparus, bon Dieu, la culotte descendue sur la rondeur de la hanche avant la glissade soyeuse sur le haut des cuisses et jusqu'aux genoux, aux chevilles, ce n'est pas que tu as cru mourir, pauvre garçon : tu es bel et bien mort. Une mort de quelques fractions de seconde, maïs une mort éternelle quand même. Elle a la peau si blanche où le soleil n’a pas léché, sous les barrières du maillot de bain deux-pièces qui t'a fait mettre un pied dans la folie, déjà, la première fois où elle est ainsi apparue dévêtue, sur le bord du canal de dérivation, dans le chatoiement des ombres et lumières filtrées par les grands aulnes, où vous étiez une dizaine, garçons et filles du quartier du tissage, à vous baigner et vous éclabousser et bronzer sur des serviettes étalées à flanc de talus et guetter les rats d’eau qui nichaient dans les berges de pierres du canal. La peau si lisse et douce comme un galet sans défaut. Sous le maillot, les seins de Lola. Tes seins, Lorena. Fermes et mouvants au moindre geste, tes seins ronds parfaitement suspendus, sans un défaut, qui attiraient la caresse du bout des doigts et puis à pleines mains. La pointe de ses seins durcie qui chatouille ton torse bien banalement plat, ton ventre tendu comme un tambour, entre lesquels elle a niché un instant, un grand sourire terriblement sérieux aux lèvres, ton sexe palpitant qui larmoie par avance d’une joie sans nom.
     Il y avait un pli que j'adore, dans l'ombre de l'aisselle, à l'attache de tes seins, un petit pli de rien et qui changeait selon le mouvement, selon le ballant de ta poitrine, et qui disparaissait pour reparaitre à la première occasion. Tu avais sous le mamelon droit dans le brun granulé de l’aréole, un grand poil tire-bouchonné que tu voulais cacher et qui te faisait honte, disais-tu, fâchée par ma moquerie appuyée. Et que tu
coupais, et qui repoussait avec un bel entêtement.
     Tes dix-sept ans, ma belle...
     Et j'ai cru que tu me les donnais, j'ai cru pour la vie, comme dans une chanson.
     Mais les chansons. À quoi ça sert, une chanson ? À quoi ça tient ? Ça porte en soi, sur le bord des notes, le risque de devenir rengaine, il faut qu'elle soit très forte, exceptionnelle, pour y échapper. Très peu sont celles qui survivent aux premières ébriétés envolées. Les chansons que l’on chante et qui nous enchantent trébuchent aussi plus souvent qu'à leur tour sur un mot déplacé par cahot d’amnésie, la confusion s'installe sinon au fil du temps en moins qu'il n'en faut pour le dire. On oublie les paroles.
     Certainement je n'ai pas su, certainement. Je ne dis pas le contraire. Je n'ai pas su à ta manière, à ton attente. Et ma Lola de chanson est partie un sale jour de sale été, s'en est allée, emportant avec elle ma Lola d'un autre été, le premier, déjà loin en amont. Qui ne s'appelait pas Lola comme bêtement je l'aurais voulu croire. Partie, et avec elle ce que signifie irrémédiablement le verbe partir. Puis revenue, avec elle ce que ment comme il peut le mot.
     Et toi tu as cette taille-là, et je veux croire que tu as cet âge-là, parce que vingt ans, c'est à peine un soupir exhalé de dix-sept. Vingt-quatre, dans ton cas, et pour moi, ne signifie rien de plus. Un soupir, deux, à peine.
     Et toi tu as ce beau visage de vivante et tu n'es pas partie, tu ne partiras pas, je n'ai même pas besoin d'imaginer la caresse de mes doigts sur tes joues, sur l’ourlé de tes lèvres qui savent si bien dessiner ton sourire, tes boudeuses colères et jusqu'à toutes les mimiques et les préliminaires qui mènent à tes éclats de rire, je ne porterai pas la main sur toi, jamais, comprends-moi, je ne porterai jamais la main sur tes cuisses, sur tes fesses, ne toucherai jamais le creux de tes reins, ton dos, le bougement délié de tes omoplates, je n'embrasserai jamais tes seins, ma belle, ni leurs rondeurs denses dans leurs frémissements, ni ce petit creux-là discrètement logé à la base de ton cou, entre les clavicules et que révèle parfois comme une nacre la rosée de sueur — je ne te toucherai pas, je ne te dirai jamais ces mots, je ne te les écrirai pas, Lorena. Je t'ai quasiment vue naître. Et puis alors ? Vingt-quatre ans et moi trois fois cet âge, et la fille de mon sang, quelque part pas si loin entre les berges de la lignée — et puis alors ? Tes yeux sombres qui s'allument aussi facilement qu'ils se glacent, et s'éteignent. Des yeux d'ange et de teigne. Je crois bien que ce sang qui nous lie a imprimé dans nos chairs les marques profondes de ses entraves. Et c'est, de le savoir, un bonheur que je me bricole, en amateur, sans avoir étudié ni appris la façon de faire autrement qu'en pur autodidacte et avec les maladresses, les essais malvenus, les vertiges et les chutes que cela comporte.
     Ils sont terribles, Lorena, les mots que je ne prononcerai jamais plus. Que je ne te dirai jamais, que je n'écrirai jamais. Des mots capables — qui le devraient être — de supporter toutes les tortures, sinon celle du galvaudage. Bien sûr je les ai dits, j'en avais soif comme tout un chacun des êtres humains que nous sommes, et que je suis, tous à moi seul, je les ai dits; je les ai pensés, de toute la force dont j'étais capable, crédibles. Ce sont des mots qui ne se suffisent pas à eux-mêmes. Il n'y a pas d'écho dans le désert des dunes. Ce sont des mots affamés que leur maigreur finit par dessécher et tuer. Qui vous empalent bien plus facilement qu'ils ne devraient vous vêtir de soie et vous nourrir de miel. Des mots-coton-couteau.
     Je les garde pour toi bien au-dedans de moi. À l'abri, dans et de ma vieille viande. Au chaud douillet, encore, avant que l'hiver descende à jamais de ses hauteurs pourtant inexpugnables.
     Tu n'as rien à craindre.
     Tu es la seule, depuis toujours, Lola-Lorena, de qui je pourrais encore mouler le ventre sous le mien. Et cela ne sera jamais, ce n’est pas tant par interdit, ce n'est pas tant par impossible, ce n’est pas tant que c'est inenvisageable, tabou, maudit, sacrilège, ce que tu voudras, ce n’est pas pour une de ces raisons-là ni pour mille autres de leur acabit, c'est que c'est inimaginable, hors de propos, de la rive opposée d'une autre galaxie — même pas. Jamais plus sur la dernière onde du dernier bout d'existence qui me reste à me mettre sous la dent, Lorena, ma belle, je ne poserai la tremblote de mes doigts aux ongles noirs ébréchés sur une peau de femme. La tienne moins que toute autre. Aucune. Et même si je le pouvais, à choisir entre tous les sacrilèges possibles, j'en ferais miens mille autres méchamment avant de fuir celui-là. Jamais plus. J'en ai tellement envie, du fond des gouffres suffocants où je respire encore par vieille habitude, que ça he se fera heureusement pas, jamais.
     Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent comme des soleils révolus…

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Pierre Pelot / Bras gens du Purgatoire (extrait)