« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PASSAGE DE LA MER

 

 

 

Il ne suffit pas d'être arraché de la nuit
Il faut s'en faire naître.

Or cette terre est une enceinte scellée
Cette mer un ventre sans lèvres.
Quand sol et ciel ne sont qu'un seul mur
Quand l'eau à l'eau est toute soudée
La mort apparaît hermétiquement maternelle
À l'heure même où l'on en doit réchapper.
Combien de fois oh combien de fois
Fœtus expulsé sans te sentir né
Voudras-tu te renfouir avant l'être ?
Tu désespères tu espères toujours
Jusqu'au Jour des Jours.
Ici entre Migdol et la mer
Tu dis : « N'y avait-il pas en Egypte
Assez de charniers pour nous y empiler ? »
Tu veux retourner en Misraïm
Manger ton dernier pain
Devant ta fosse.

Tu connais l'angoisse de la mort
De l'enfant qui doit naître.
Dans la matrice mortelle pour lui
S'il s'y entêtait davantage
Il voudrait naître à rebours en dedans
Il souffre l'horrible imminence du Vent
L'espace au-delà de l'espace.
Ici du moins embryonnaire à jamais
Sans naître il est.

Mais le Vent te profère par toutes tes fibres
Il est fibre
Il loue bénit adore glorifie
Il force les lèvres de la mer par tes lèvres
Afin que poussé dehors par ton cri
Tu naisses ici.

Il ne suffit pas d'être arraché d'Egypte
Il faut te frayer l'entrée du désert
Magnifier l'aride comme terre promise
Tellement que ton souffle l'épousant jusqu'aux cieux
Forme avec sa poussière une colonne de feu
Qui à perte de lui
À travers lui
Conduit.

 

Pierre Emmanuel / Anthologie poétique
Illustration : Portrait dePierre Emmanuel par Wily Einseschitz pendant la deuxième guerre mondiale