« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

MOUN BÙYATGE À PARIS - MON VOYAGE À PARIS

 

 

 

MOUN BÙYATGE À PARIS

A Madame Adrièn De Bidens

1mo Mây 1842

 


                                  Agen dròn, et l'aùbo puntejo,
                                  Lou bachél a campanejat :
Parten biste, sans brut, sul l'aygo que berdejo.
                                  M'an talomen tintinejat
D'ana beyre Paris, que n'en bûrli d'embejo.
                                  Es bray, mous amits an razou :
Abant qué sur moun cat lous ans bènguen a pilos,
Cal beyre, aùmen un cot, la réyno de las bilos.
                                  Aquì nou parlon pas gascou,
                                  Mais acò gayre nou m'arrèsto :
Anèy l'hôme part soul, et lou poèto. resto;
Te quitti, Muzo ! Adiù ! per tout lou més de mày.
                                  T'ey jurat amou, per la bito;
Mais l'amou nous pèrd res, s'un moumen on se quitto :
Quan on se torno beyre, apèy l'on s'aymo mày !

                                  Coumo lèstomen debalan !
                                  Lou bachèl a d'âles; boulan !
                                  Bacì Tounens ! bacì Marmando !
                                  Bacì Bourdèù, la bilo grando,
                                  A la cinto de bastimens !
Oh ! mais passen, passen Bourdéù l'ensourcilhayre
Grandos biIos, grans pouns, que bous mastas pertout.
Anèy sur moun cami passi coumo l'esclayre :
On nou s'arrèsto pas, quan Paris es al bout...


                                  D'un aùtre jour bacì las clìcos...
                                  Dabàn jou quaùcoumet luzis ?
                                  Que d'oustals ! que de punjirîcos !
Oh ! bou Diù, quino bilo ! Oh bou Diù, qué grandis!
Uno foulo n'en sort, l'aùtro s'y precipito :
                                  Sento Crouts! espragnen la bito !
                                  Acos Paris !.. Sèy dins Paris !

Oh ! bou Diù ! dins Paris que la bito s'affàno !
Pourtan y bîbon double; en alucan lou bent,
                                  Fan de la nèy un aùtre jur luzent.

Que de mounde ! Quin brut ! Baquì mèjo-semmâno
                                  Que la foulo m'entrayno oun cour,
                                  Et que me pèrdi câdo jour.

Eh-bé,daychen-nous fa ! Que la foulo m'entrayne !
Perden-nous ! — Mais atal ma journâdo se pèrd;
                                  Et lou temp, que boudròy loungayne,
                                  Marcho sur un cami de fer;
                                  Daycho pas halenà moun âmo;
Et n'èy bezoun pourtan : alpaïs que m'es chèr,
                                  Ey prometut à noblo damo
                                  De li pintrà çò que beyrèy.
Oh-bé ! nous pèrden plus, à coumençà d'anèy.

Serquen d'abor l'oustal oun nostre Rèys damôron.
Es difficile; aciù, tout esoustal de Rèy !
Non bezi que palays, que de franjos decôron;
Las parets semblon d'or; acì, là-bas, de-lày,

L'or daùrejo pertout; l'or grimpo dins las ruyos
                                  Jusquo sul las teùlados bluyos…
Qu'èy-jou bist ? de souldats, un castèl, d'estatuyos;
                                  Des Rèys bacì doun lou Palay !

Mais aquel es crumous et fay negro figuro.
Oh ! ce qu'aquel n'a pas bezoun d'or sur son mur;
                                  Car a la glôrio per daùruro,
Et surtout dezunpèy que loutgèt l'Amperur !
L'Amperur !… bacì doun l'oustal oun damourâbo;
Es acì que pregnò soun tounèrre alucat,
Quan sur soun chibal blan fièromen s'en anâbo
Truca lous rèys glouriùs que nous abiòn manquat,
L'Amperur ! L'Amperur !  Oh ! què senti l'embejo
De parla d'èl, aney ! — Se counessiòy quaùqu'un,
Dins aquel bos claùfit de mounde, que s'ayrejo,
Ou dins aquel cazal oun la foulo passejo…

Ey passat, repassat, nou counechi digun !
Pas un quitte Agene. La foulo es prèsque mûdo,
Et digun tôco mà; digun nou se saludo…
Quin bèl mounde pourtan ! que Paris es cossu !
                                  Sans doute acìu gn'a pas de paùres;
                                  Tout es damo, tout es mossu.
Câdo jour es dimeche. Et, debàt acque aùre,
                                  Qu'y fay bou prèt d'acques bassis !
                                  Coumo moun sang se rafresquis,
                                  A l'oumbro d'aquelos charmilhos !…

Et, sur aquelo plaço, aquel poulit cot d'èl !…
                                  De founs, de griffos; qu'acòs bèl !
D'aygo, que toumbo en napo et remounto en grumilhos !
De geans as pièls d'or, que goutejon d'argen ;
D'estatuyos altour, sur de rocs assetudos;
                                  Sur un gran pè d'estal luzen,
Uno pèyro quilhâdo en colosso punjen;
De grans candelès d'or, à cent brencos felhudos;
Dabàn, à gaùche, à dret, la foulo per milès ;
O païs de miracle ! ô bilo de sourciès !

M'es egal, qué digun me parle, me respounde.
                                  Resten soul, al mitan del mounde !
                                  Bôli beyre oun me counduirà.
Tournen-nous pèredre anèy; — mais sùy perdut, dejà !
Me recounehi plus… — Qu'es acò que s'ennarto ?
Uno estuyo en brounzo, un hôme ras del cièl,
                                  Roupo grizo, pitchou capèl,
Acòs nostre Amperur ! acòs es Bounaparto !
                                  Enquèro al aciù ! toutjour el !
                                  Que bay bièn, proche del sourel !
Es aquì, coumo s'èro al cat de soun armado;
                                  Diyòn qu'attend la canounado…

— Qu'entendi ! quin loun brut arribo de touts bors !
Un general de tiat; dus cent cinquanto morts;
                                  Y'a doun enquèro de batalhos ?
Nâni ! Nous sount pas morts, acques, al camp d'aùnou :
Un fèt, plà mày cruèl que lou fèt del canou,
Bèn de lous fa mouri sul cami de Bershalos.
S'en anâbo, jùyùs, mày biste que lou bent;
                                  Mais la mort, qu'a toutjour talen,
A marchat milhou qu'es; et, trucan touts lous atges,

                                  A cambiat, penden soun trajèt,
Lou gran cami de fèr en gran cami de fèt
Et l'on a bist burla fennos, hômes, maynatges.
                                  Un general de bastimen,
Qu'a mezurat tres cots la tèrro hardidomen,
                                  Et que, brâbe coimo une espazo,
Franchissiò cent clots d'aygo oubèrs à tout moumen,
Aquì ben de toumba dins un toumbèl de brazo,
                                  Dambé sa fenno amay soun fil !…

— Et Paris, âro en dol, sent moulha soun perpil.
Lous mots : parens ! amits ! se croutson dins lous ayres;
Touts an poù, jou tabé. Sur tan de permenayres,
Beyre nat Agenes ? Trambli de tout moun cir !…
Acì doun tout s'affâno : et la bito, et la mort !


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 MON VOYAGE À PARIS

A Madame Adrien De Vivens

1er Mai 1842

 


     Agen dort, et l'aube pointille. — Le bateau a carillonné : — partons vite, sans bruit, sur l'eau qui verdoie. — On m'a tellement tinté-et-tinté — d'aller voir Paris, que j'en brûle d'envie. — C'est vrai, mes amis ont raison : — avant que sur ma tête les ans viennent à piles, — il faut voir, au moins une fois, la reine des villes. — Là, on ne parle pas gascon; — mais cela guère ne m'arrête : — Je te quitte, Muse ! Adieu ! pour tout le mois de mai. — Je t'ai juré amour, pour la vie; — mais l'amour ne perd rien, si un moment on se quitte : — quand on se revient voir; on s'aime davantage !

     Comme lestement nous descendons ! — Le bateau a des ailes; nous volons ! — Voici Tonneins ! Voici Marmande ! — Voici Bordeaux, la ville grande, — au front doré, aux yeux riants, — à la ceinture de navires ! — Oui ! mais passons, passons Bordeaux l'ensorceleur. — Grandes villes, grands ponts, qui vous dressez partout, — aujourd'hui sur mon chemin je passe comme l'éclair : — on ne s'arrête pas, quand Paris est au bout…

    D'un autre jour, voici les aubes… — Devant moi quelque chose luit ? — Que de maisons ! que de clochers !  — Oh ! bon Dieu, quelle ville ! Oh ! bon Dieu, comme elle grandit ! — Une foule en sort, une autre s'y précipite, — Sainte Croix ! épargnons la vie ! — C'est Paris !… Je suis dans Paris !…

     Oh ! bon Dieu ! dans Paris comme la vie se hâte ! — Pourtant on y vit le double, en allumant le vent, — on fait de la nuit un autre jour radieux. — Que de monde ! Quel bruit ! Voilà demi-semaine — que la foule m'entraîne où elle court, — et que je me perds chaque jour.

     Eh bien, laissons-nous faire ! Que la foule m'entraîne ! — Perdons-nous ! — Mais ainsi ma journée se perd; — et le temps que je voudrais nonchalant, — marche sur un chemin de fer; — il ne laisse point respirer mon âme; — et j'en ai besoin cependant : au pays qui m'est cher, — j'ai promis à noble dame — de lui peindre ce que je verrai. — Aussi bien, ne nous perdons plus, à commencer d'aujourd'hui.

     Cherchons d'abord la maison où nos Rois demeurent. — C'est difficile; ici, tout est maison de Roi ! — Je ne vois que palais, que des franges décorent; — les murs semblent d'or; ici, là-bas, de l'autre bord. — l'or éclate partout; l'or grimpe dans les rues — jusque sur les toitures bleues… — Qu'ai-je vu ? des soldats, un château, des statues; des Rois voici donc le Palais !

     Mais celui-là est sombre et fait noire figure. — Oh ! c'est que celui-là n'a pas besoin d'or sur ses murs; — car il a la gloire, pour dorure, — et surtout depuis qu'il logea l'Empereur ! — L'Empereur !… Voilà donc la maison où il demeurait ! — C'est ici qu'il prenait son tonnerre allumé, — quand sur son cheval blanc fièrement il allait — frapper les rois orgueilleux qui nous avaient manqué. — L'Empereur ! L'empereur ! oh ! que je me sens l'envie — de parler de lui aujourd'hui ! — Si je connaissais quelqu'un, — dans ce bois rempli de monde, qui prend l'air, — ou dans ce jardin où la foule se promène…

     J'ai passé, repassé, je ne connais personne. — Pas un seul Agenais. La foule est presque muette, — Personne ne se touche la main; personne ne se salue… — Quel beau monde pourtant ! que Paris est élégant ! — Sans doute ici il n'y a pas de pauvres; tout est dame, tout est monsieur. — Chaque jour est dimanche. Et, sous ces arbres, — qu'il fait bon près de ces bassins ! — Comme mon sang se rafraîchit, — à l'ombre de ces charmilles !..

     Et, sur cette place, quel joli coup d'œil !.. — Des fontaines, des griffons; que c'est beau ! — De l'eau qui tombe en nappe et remonte en larmes ! — Des géants aux cheveux d'or, qui égouttent de l'argent, — des statues à l'entour, sur des rochers assises; — sur un grand piédestal brillant — une pierre dressée en colosse pointu; — de grands candélabres d'or, à cent branches feuillues; — devant, à gauche, à droite, la foule par milliers : — O pays de miracle ! ô ville d'enchanteurs !

     Cela m'est égal que personne ne me parle, ne me réponde. — Restons seul, au milieu du monde ! — Revenons nous perdre aujourd'hui; — mais je suis perdu, déjà ! — Je ne me reconnais plus… — Qu'est ceci qui s'élève ? — Une statue en bronze, un homme tout près du ciel, — redingote grise, petit chapeau ! — C'est notre Empereur ! c'est Bonaparte ! — Encore lui ici ! toujours lui ! — Qu'il va bien là, près du soleil ! — Il est là, comme s'il était à la tête de son armée; — on dirait qu'il attend la canonnade…

     Qu'entends-je ! quel long bruit arrive de tous côtés ? — Un général tué; deux cents cinquante morts; — il y a donc encore des batailles ! — non ! ils ne sont pas morts, ceux-là, au champ d"honneur : — un feu, bien plus cruel que le feu du canon, — vient de les faire mourir sur le chemin de Versailles. — Ils s'en allaient, joyeux, plus vite que le vent; — mais la mort, qui a toujours faim, — a marché mieux qu'eux, et, frappant tous les âges, — elle a changé, pendant son trajet, — le grand chemin de fer en un grand chemin de feu — et l'on a vu brûler femmes, hommes, enfants, — Un général de bâtiment, — qui a mesuré trois fois la terre avec hardiesse, — et qui, brave comme son épée, — a franchi cent tombeaux d'eau ouverts à tout moment, — là vient de tomber dans un tombeau de braise, — avec sa femme et son fils !…

     Et Paris, maintenant en deuil, sent mouiller ses paupières. — Les morts : parents ! amis !  se crosent dans les airs. — Tous ont peur, moi aussi. Sur tant de promeneurs — ne vois aucun Agenais ! Je tremble de tout mon corps !… — Ici donc tout se hâte : et la vie, et la mort !

Jacques Jasmin / Ouvres complètes - Tome deuxième Les Satires
Texte original en langues Romanes et d'Oc, et collation de la traduction littérale par Boyer d'Agen