« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

POÈME DU TEMPS QUI MENT

 

 

 

L'IGNORES-TU, Andromède, que jamais on ne se délivre?
Regarde tout passer : c'est toi qui passes, hélas.
Que te sert de tuer le monstre aux écailles de glace?
A son souffle de feu lui-même il se ranime :
Les cieux sont les printemps et les pommiers en fleurs qu'il pousse sous le givre
Des instants, et sous le sablier infini des heures,
Toujours il ressuscite.
Tu n'égorgeras pas ce geôlier morne à l'oeil sévère;
Tu ne peux le laisser que pour l'autre linceul ;
Tu le hais et ne vis pourtant qu'entre ses bras
Nul ne peut venir à bout de lui que lui seul;
Il est moins le gardien que la prison fatale, l'espace où l'âme espère :
O ma beauté, toi qui attends sans cesse la chimère,
Sans lui que ferais-tu ?
Que ferais-tu sans lui, ardeur qui voles, toi qui n'es qu'un élan?
Il te faut le gorger des chants que chante la sirène;
Il te faut l'endormir dans l'ineffable oubli
Que berce à l'infini l'amour, le plus beau des poèmes :
Il n'est qu'un rêve d'or pour nous soustraire enfin à ce rêve sanglant;
Il n'est qu'un sentiment pour nous ravir au sentiment, Andromède, Andromède!
Flatte le monstre, ô ma Beauté tu ne peux fuir que dans le rêve.

Il te suivra, même si tu montes Pégase :
Il saute en croupe, il est la crinière et l'éternel embrun volant
Du héros qui porte le soleil en pétase.
Le Temps qui meurt, le Temps qui fut, le Temps qui vient, ô fantôme divins
Qui trompe et qui ravit chaque instant à lui-même
Et chaque battement du coeur, chaque éclair de la pensée, chaque espoir qu'il achève !

O misère du riche, ô misère du Temps,
Plus il est, plus il ment ; plus il ment, plus l'on meurt. Andromède, demeure ; ne pars pas, Andromède!
Car si tu prends l'essor dans les bras de Persée,
Croyant voler au-dessus de la mer, si tu ris enfin
Et délires de joie, si tu parcours le ciel,
Si tu te prends pour la lumière ou la pensée,
Il te semble que la vie s'égale à ta soif et l'amour à ta faim,
Tu te sens éternelle, tu te sais Destinée :

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . .   .   .   .   .   .   .   

Et c'est déjà la fin.

 

André Suarès / Poème du temps qui meurt
Photo : André Suarès en 1947. Rue des Archives - ©Rene Saint P