« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

RÉFLEXIONS SUR UN TOMBEAU

 

 

    Au premier abord, l'oeuvre poétique de Paul Verlaine et celle de Stéphane Mallarmé s'opposent radicalement. D'un côté la naïveté, la simplicité, l'effusion mélancolique, l'abandon élégiaque et l'absence de souci théorique ; de l'autre l'intellectualisme, l'hermétisme, le travail réflexif et la volonté de scruter l'acte d'écrire « jusqu'en son origine ». Pour l'un, la « fuite verdâtre et rose », les déambulations lyriques de la bohème, les caboulots et les hôpitaux ; pour l'autre, la vie bourgeoise, les cours d'anglais et les fameux mardis de la rue de Rome. Pour simplifier, l'on pourrait dire que Verlaine reçoit ses amis au café, et Mallarmé dans son salon.
     Mais cette opposition, apparemment si évidente, n'est peut-être qu'une illusion d'optique. Elle concerne l'image ou la réputation de ces deux poètes, telle que la simplifient les manuels d'histoire littéraire, davantage que leur vérité propre. Leur reconnaissance mutuelle, voire leur amitié, réelle quoique distante, invitent à dissiper ces leurres et à interroger plutôt la relation qui rapproche leurs écritures et leurs figures.

« Une amitié ignorée »

     Dès 1866, Mallarmé salue avec empressement les premiers poèmes publiés par Verlaine. Celui-ci lui a adressé le 22 novembre un exemplaire des Poèmes saturniens, accompagné d'une lettre dans laquelle il écrit : « J'ose espérer que... vous y reconnaîtrez... un effort vers l'Expression, vers la Sensation rendue. » Mallarmé remercie Verlaine. Et il lui écrit à son tour, en affirmant percevoir cet envoi comme « le pressentiment merveilleux d'une amitié ignorée » et en saluant l'art avec lequel Verlaine a su se forger très vite une poétique propre, démarquée de l'héritage parnassien, en usant librement de la forme vieille :

                . . . je vous dirai avec quel bonheur j'ai vu que de toutes les vieilles formes, semblables à des favorites usées, que les poètes héritent les uns des autres, vous avez cru devoir commencer par forger un métal vierge et neuf de belles lames, à vous, plutôt que de continuer à fouiller ces ciselures effacées, laissant leur ancien et vague aspect aux choses. .
     
     C'est dire que Mallarmé salue en Verlaine un novateur, voire un inventeur, qui s'est montré d'emblée capable de s'approprier le matériau poétique légué par la tradition, et de lui faire rendre un éclat et un son neufs. Plutôt que de « continuer à fouiller » les « ciselures » du Parnasse, l'auteur des Poèmes saturniens a su imposer à la poésie une tonalité inédite, directement issue de sa subjectivité propre :

                Lu, relu et su : le livre est refermé dans mon esprit, inoubliable. Presque toujours un chef-d'oeuvre, et troublant comme une oeuvre aussi de démon. Qui se serait imaginé il y a quelques années qu'il y avait cela encore dans le vers français ! Je vois : au lieu de faire dans sa plénitude vibrer la corde de toute la force du doigt, vous la caressez avec l'ongle (fourchu même pour la griffer doublement) avec une allègre furie; et semblant à peine toucher, vous l'effleurez à mort!
                Mais c'est l'air ingénu dont vous vous parez, pour accomplir ce délicieux sacrilège; et, devant le mariage avant de vos dissonances, dire : ce n'est que cela, après tout !

     Verlaine joue de la musique dans ses vers avec l'agilité du diable. Son talent d'instrumentiste est un « délicieux sacrilège », dans la mesure où il repose sur un art subtil de la dissonance. Ce naïf à l'air ingénu est en vérité un habile, ou, comme le dira plus tard Valéry, « un primitif organisé, un primitif comme il n'y avait jamais eu de primitif, et qui procède d'un artiste fort habile et fort conscient. » Verlaine utilise en effet, avec beaucoup de science, les éléments apparemment les plus frustes de sa poétique (négligences lexicales, relâchements syntaxiques, indécisions rythmiques) pour affecter la langue d'une disharmonie comparable à celle dont souffre son intériorité. Au lieu de « l'exprimer » à la façon des romantiques, il produit littéralement le malaise par son travail de versification. C'est là ce qu'il faut entendre par poétique de la « Sensation rendue ». De sorte que Mallarmé peut affirmer : « il ne sera jamais possible de parler du vers sans en venir à Verlaine » dont l'art « s'impose comme la trouvaille poétique récente. »

 

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Syntaxe et prosodie

     Les deux poètes ne s'opposent donc pas à la manière du naïf et du savant. Certes, la poésie mallarméenne fait la part belle à un intellectualisme auquel la poésie de Verlaine demeure étrangère, mais ces deux poètes tardifs s'écartent chacun à sa manière des effusions romantiques. Dans l'oeuvre de Mallarmé, l'on voit « se prononcer la tentative la plus audacieuse et la plus suivie qui ait jamais été faite pour surmonter [...] l'intuition naïve en littérature. » Dans l'oeuvre de Verlaine, la naïveté est affaire de feinte, de science et de savoir-faire. Le poète excelle dans l'art de la méprise, comme y insiste « l'Art poétique » de jadis et naguère:

                Il faut aussi que tu n'ailles point
                Choisir tes mots sans quelque méprise.
                Rien de plus cher que la chanson grise
                Où l'Indécis au Précis se joint.

     À force d'habileté, Verlaine donne l'illusion d'une langue immédiate et directe qui serait la langue même de l'âme ou du sentiment. Là où Mallarmé procède par concentration du langage, Verlaine procède par vaporisation. Là où Mallarmé « creuse le vers », Verlaine le fait boiter. L'un est poète de la syntaxe, l'autre de la prosodie. L'un pense en termes d'harmonies, c'est-à-dire d'accords verbaux juxtaposés, l'autre pense en termes de mélodie, c'est-à-dire de fil et de flux. L'un vise la plasticité, l'autre « l'impression fausse ». Mais tous deux sont également poètes de la hardiesse formelle, à des degrés et sur des modes différents. Tous deux sont musiciens, instrumentistes du vers, et tentent d'appréhender poétiquement « l'au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole ».Tous deux se rejoignent dans le souci de « peindre, non la chose, mais l'effet qu'elle produit » ce que Verlaine appelle « l'effort vers la Sensation rendue ». Ce faisant, tous deux aboutissent à une impersonnalisation de la figure du sujet lyrique, l'un en prônant la « disparition élocutoire » du poète, l'autre en diluant sa figure dans le flou d'impressions vagues. Si l'ambition intellectuelle de Mallarmé le conduit à effacer ou enfouir la donnée subjective initiale et à trouver refuge dans l'Absolu de l'Idée, la dilution verlainienne aboutit à un vertige comparable : emporté deçà delà par le vent d'automne, enveloppé de brouillard et de pluie, le « je » verlainien n'affirme pas son existence, ne déplie pas son propre coeur, mais l'interroge : « Quelle est cette langueur? », « Sais-je moi-même que nous veut ce piège ? » L'intimité est sous sa plume une chose étrange.

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L'exemple et l'aveu

     Ce n'est donc pas par hasard que Mallarmé choisira de se confier à cet « étonnant homme sensitif » qu'est à ses yeux Verlaine. Lorsque celui-ci prépare la notice qu'il lui consacre pour la série des Hommes d'Aujourd'hui, Mallarmé lui répond longuement le 16 novembre 1885 : il lui avoue des détails biographiques, mais surtout il en vient à préciser la naissance et les conditions de sa vocation de poète avec une précision et une sincérité qu'on ne lui connaissait pas jusque-là. Il y met à nu son « vice », c'est-à-dire la manière dont le désir irrationnel le possède de parvenir à l’absolu dans l’écriture d’un Livre unique. Ainsi que l’observe Yves Bonnefoy :

                À Verlaine Mallarmé a confié ce qu’il n’a jamais dit à ses autres interlocuteurs, du moins d’une façon aussi réfléchie et décidée, à savoir qu’il n’est qu’un homme comme les autres puisque c’est l’irrationnel qui le mène ?

     C’est en effet devant Paul Verlaine que Mallarmé s’avoue. Sans doute parce que l’auteur de Sagesse est plus que tout autre poète de l’aveu, voire « le seul, à sa connaissance qui pût lui donner l’exemple de la sincérité devant soi, de la lucidité courageuse »; celui, comme l’ajoute encore Yves Bonnefoy,

                qui malgré les petits ou gros mensonges, et les serments d’ivrogne, et l’illusion quotidienne sur jadis, naguère ou demain, savait, plus en profondeur, la précarité de son esprit, les limites de son pouvoir, la vanité de l’orgueil métaphysique.

     C’est donc devant la sincérité de l’effacement ou de l’échec que Mallarmé énonce la folie et la douleur de son propre projet. Verlaine l’opposé, le repoussoir, s’avérait en définitive le seul confident possible. Et quand Mallarmé prononcera l’éloge funèbre de Verlaine, il aura avant tout le souci de mettre en valeur la manière dont celui-ci a su faire face à son destin avec autant de courage que de sincérité. Mallarmé sera l'avocat moral de Verlaine devant la postérité, après que Verlaine eut été l'avocat esthétique de Mallarmé devant les milieux littéraires de son temps.
     En effet, dans la notice des « Poètes maudits » qu'il consacre à Mallarmé, Verlaine prend la défense de l'obscurité du Maître. Il fustige la critique qui l'a mal accueilli en l'accusant « d'extravagance un peu voulue » ou « d'excentricité alambiquée ». Il insiste donc sur l'événement surprenant, déroutant, que constitua l'entrée de Mallarmé sur la scène littéraire :

                Il fournit au Parnasse des vers d'une nouveauté qui fit scandale dans les journaux. Préoccupé, certes ! de la beauté, il considérait la clarté comme une grâce secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile.

     Aux yeux de Verlaine, Mallarmé est par excellence « le pur poète », un instrumentiste incomparable, un « maître ouvrier », dont la « malédiction » s'explique par la recherche héroïque du suprême. Autant dire que Verlaine commence par saluer en Mallarmé des qualités identiques à celles que celui-ci a reconnues en lui. C'est dans leur commun rapport novateur à la musique des formes que les deux poètes se rejoignent, même si leurs deux écritures musicales sonnent très différemment. Celle de Verlaine paraît sortie d'une guitare désaccordée et celle de Mallarmé d'une harpe angélique.
     Dans la notice des « Hommes d'aujourd'hui », Verlaine met en valeur un autre aspect de Mallarmé, celui du savant et du philosophe : homme lucide, maître de son art « hardi dans la recherche minutieuse et claire absolument pour qui sait bien voir. ». C'est donc également l'aventurier de l'esprit qu'il salue. Cette dimension lui est totalement étrangère, mais elle ne lui échappe pas.
     À la mort de Verlaine, Mallarmé prend soin de sa gloire. Lui qui n'aime guère paraître et parler en public prend part à toutes les cérémonies commémoratives. Lors des funérailles, le 10 janvier 1896, il suit le corbillard et tient les cordons du poële. En mai 1896, il préside un comité qui se charge de réunir les fonds nécessaires à l'inauguration d'un monument au Jardin du Luxembourg. Enfin, dans le numéro du 1er janvier 1897 de la Revue Blanche, il publie un « tombeau », en forme de sonnet, qu'il avait composé peu après la mort du poète.

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               Tombeau

                Le noir roc courroucé que la bise le roule
                Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains
                Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
                Comme pour en bénir quelque funeste moule.

                Ici presque toujours si le ramier roucoule
                Cet immatériel deuil opprime de maints
                Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
                Dont un scintillement argentera la foule.

               Qui cherche, parcourant le solitaire bond
               Tantôt extérieur de notre vagabond —
               Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

               À ne surprendre que naïvement d'accord
               La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
               Un peu profond ruisseau calomnié la mort.


     Ce texte a pour objet de célébrer et d'accompagner l'entrée de Verlaine dans la « postérité ». Comme « Toast funèbre » et comme les autres « tombeaux » mallarméens, il prend le parti de l'éternité contre l'éphémère, ou plutôt vient inscrire la valorisation de la précarité au plus près de l'éternité. Célébrant la gloire posthume, il se pose tout d'abord comme le monument d'une ascèse : il signifie la vanité de la vie et affirme que la seule compensation possible aux errements et aux mécomptes de l'existence temporelle est la mémoire humaine telle qu'elle se fixe et perdure à travers les oeuvres. Mais, en tant que texte dédié, il fait également valoir la vie éphémère et la singularité de la poétique de celui en l'honneur de qui il est offert. Il appréhende et fixe l'identité d'un être au coeur de sa disparition. L'objet de ce texte est donc double : « dissiper le malentendu » et dire « voyez mieux comme (il) était ». Son écriture elle-même est double : l'écriture du poète qui rend hommage rencontre celle du poète à qui il est rendu hommage. Le tombeau est un objet hybride : il enveloppe dans la langue d'un auteur le corps subjectif de la langue d'un autre.
     On observe que les deux premiers quatrains de ce sonnet comportent une seule phrase dépourvue de ponctuation. Leurs deux masses symétriques proposent deux évocations successives du deuil. Objet d'un malentendu entre le poète et la foule dans la première strophe, ce deuil s'allège et devient immatériel dans la seconde où l'évocation du chant du ramier prépare l'allègement de la figure du poète. Enfin, les deux tercets, également composés d'une seule phrase, à la structure complexe, nous disent où est vraiment Verlaine : caché dans ses vers, ou dans le vert de l'herbe, c'est-à-dire logé dans la substance de son oeuvre devenue cette fois pareille à une seconde nature.

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Le noir roc courroucé que la bise le roule

     Le premier vers aux sonorités gutturales évoque la bise d'hiver qui souffle sur la tombe avec violence comme si elle voulait la déplacer, l'emporter. D'emblée, s'instaure donc une tension entre le mouvement et l'immobilité. Dès l'ouverture du texte est mise en place l'idée de fuite et de mobilité qui résume la vie de Verlaine. Et cela d'une façon très inattendue et provocante, puisqu'il s'agit ici du roc obscur d'une tombe qui roule, et donc de la mise en mouvement de ce qui est reconnu par tous comme le plus fort symbole de l'immobilisation définitive. Dès lors, ce premier vers vaut génériquement comme définition de Verlaine à travers un climat qui est le sien (« la bise ») et un matériau (le « noir roc ») qui s'accorde avec sa figure de poète maudit ayant dû subir insultes et procès. On peut y percevoir comme un écho, ou plutôt une contre écriture de la « chanson d'automne » des Poèmes Saturniens où le sujet verlainien se trouvait assimilé à quelque « feuille morte » emportée par le « vent mauvais ».
     Mais à un poème mélancolique, le donateur substitue un texte véhément, à l'automne de la plainte d'un vivant l'hiver de sa disparition, à l'abandon une désolation et une mort auxquelles il appartiendra paradoxalement de signifier la vie même. Tout se passe en définitive comme si ce premier vers voulait déjà donner à entendre, de dessous la tombe, en même temps qu'une colère contre la destinée, la protestation furieuse contre la contrainte à l'immobilité de celui qui, dans sa vie comme dans son œuvre, n'a jamais été que partance. L'idée générique du poème sera donc que Paul Verlaine ne peut se laisser enfermer dans une tombe et que la fidélité à sa mémoire réclame pour sa vérité et sa gloire un tombeau qui ne peut être que verbal.

                Le noir roc courroucé que la bise le roule
                Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains
                Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
                Comme pour en bénir quelque funeste moule.

     Les trois vers suivants de ce premier quatrain récusent toute « récupération » édifiante de la figure et de la destinée de Verlaine dans une quelconque allégorie christique ou romantique. Aucune « main pieuse » ne saurait tirer parti de la disparition, du « maudit » pour délivrer quelque leçon morale et trahir ainsi définitivement son identité. L'emploi de la construction négative « ni » sans alternative paraît signifier au plan syntaxique cette absence d'arrêt. Verlaine est absolument singulier. Sa grandeur tient aux yeux de Mallarmé à son « attitude absolue en face du sort ». Ce serait donc le tromper que de le transformer en prototype de la malédiction, ou de s'en tenir à la seule image mortuaire de sa disparition.
     On sait que Mallarmé assista, le lendemain de la mort de Verlaine, à l'opération de moulage de son masque funéraire et qu'il en fut profondément impressionné. Ce « moule » est donc un mot funeste de deux manières : en ce qu'il se rapporte au masque mortuaire, et en ce qu'il évoque la pétrification, l'immobilisation et la reproductibilité du même, opposés à ce que le poète a d'absolument original. Ce terme s'oppose également à ce qui fait ici la valeur de Verlaine, à savoir sa mobilité. « Moule » est en un sens le contraire de « coule », le contraire donc du chant et de sa clarté. « Moule » est le nom mauvais de l'opacité et de la pétrification de la tombe.
     Ce premier quatrain oppose donc l'indifférence de la tombe qui, selon Mallarmé, « aime tout de suite le silence » aux spéculations de la foule et de la croyance. Il critique implicitement l'idée que la mort de Verlaine l'aurait lavé de ses divers pêchés.

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                Ici presque toujours si le ramier roucoule
                Cet immatériel deuil opprime de maints
                Nubiles plis l'astre mûri des lendemains
                Dont un scintillement argentera la foule.

     Le deuxième quatrain introduit un deuxième motif : celui du chant du ramier. Ce gros pigeon vit et chante caché dans les branches, comme Verlaine dissimulé parmi « l'herbe » à la fin du poème. « Ramier » est par ailleurs un mot de la famille de « ramée », « ramure », c'est dire qu'il appartient à un lexique familier aux lecteurs de Verlaine dont la poésie ne cesse d'interpréter en paysages les états d'âme. Enfin, le plumage gris de cet oiseau évoque la couleur du climat verlainien : celui de la « chanson grise » mélancolique. La douceur volatile d'un chant élégiaque que domine la thématique amoureuse est le ton même de l'oeuvre de Verlaine. Ce roucoulement introduit dans le poème un nouveau mouvement, aérien et adouci cette fois, qui prend métaphoriquement le relais de celui de la pierre qui roule du premier vers. Le tombeau est une pierre qui chante autant qu'un chant changé en pierre.
     Au deuil fatal, le chant du ramier substitue donc son « immatériel deuil », non plus cause de douleur, mais porteur d'espérance : celle d'une survie du poète, en gloire, dans son oeuvre. Il opprime, c'est-à-dire qu'il presse, au sens étymologique, l'astre de la gloire naissante du poète disparu, afin d'en délivrer la lumière. Le chant du ramier déplore la disparition et appelle à la renaissance : la mort est la première étape de l'ascension du poète en gloire. Les plis neufs et féconds du chant prennent donc la relève des voiles noirs du deuil. Le chant du ramier anticipe alors sur l'apothéose du poète comme voix.
     « L'astre mûri des lendemains » est une périphrase désignant la gloire, mais également l'oeuvre en ce qu'elle est porteuse de cette gloire. Tout se passe comme si le deuil exerçait une contrainte bénéfique sur l'oeuvre qu'il porte enfin à sa maturité et sa reconnaissance. Le poème est semblable à un astre dont le feu serait toujours futur, ou qui porterait son feu au-dehors de soi. C'est là le thème essentiel des tombeaux mallarméens : la vie vraie de l'auteur et de l'oeuvre commence réellement après la mort physique. Le tombeau est une lampe. Il éclaire. Il efface l'homme et libère l'auteur. Il accueille l'anéantissement et permet la résurrection. Plutôt que d'enfouissement, s'y attache une idée d'élévation : le tombeau assure la conversion du corps terrestre en « astre ». Dans son allocution funèbre, Mallarmé parlait à ce propos de « montée lumineuse ». La foule reçoit le « rayon argenté » de cette ascension : elle est à son tour ennoblie par la gloire posthume du poète qu'elle a méconnu et persécuté.

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                Qui cherche, parcourant le solitaire bond
                Tantôt extérieur de notre vagabond —
                Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine

     Le premier tercet est fait d'une question : « Qui cherche Verlaine? » et d'une réponse : « Il est caché parmi l'herbe, Verlaine ». Curieusement, l'on observe un décalage entre question et réponse, puisqu'à une interrogation portant sur l'identité est apportée une réponse portant sur la localisation. Comme si tout questionnement sur l'identité se réduisait, à propos de Verlaine, à une réflexion sur le paysage. De nouveau, il apparaît combien Mallarmé s'attache à inscrire dans son propre poème la poétique de celui à qui il rend hommage. Le « solitaire bond » peut être entendu comme une périphrase figurant la mort : il désigne ce bond de la vie vers l'inconnu que l'on fait toujours seul, à sa dernière heure. Mais il renvoie également aux continuels vagabondages de l'auteur des Romances sans paroles.
     Vient également surprendre ici, au troisième vers de cette troisième strophe, un ton de familiarité soudaine dans un texte obscur : Verlaine? Il est caché parmi l'herbe, Verlaine. Cette épanalepse aux allures de langue parlée tranche avec les complications syntaxiques qui l'entourent. Elle permet au nom propre qui termine ce vers d'opérer comme une charnière avec le deuxième tercet : il devient sujet de l'infinitif « surprendre ». C'est alors comme si la langue de Verlaine faisait soudain irruption dans le poème au moment même où il s'agit de le nommer. Verlaine se découvre littéralement dispersé dans le poème de Mallarmé. L'expression « parmi l'herbe » souligne cette dispersion qu'il convient d'opposer à la présence fixée dans un tombeau. Mallarmé se souvient peut-être ici du poème « Green » des Romances sans paroles où l'être de Verlaine devenait tout entier paysage :

                Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
                Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
                Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
                Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

                J'arrive tout couvert encore de rosée
                Que le vent du matin vient glacer à mon front.
                Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
                Rêve des chers instants qui la délasseront.

     De manière plus lointaine, ce disparu réfugié « parmi l'herbe » peut encore faire discrètement écho au « soldat jeune » du « Dormeur du val » de Rimbaud: il s'agirait alors d'une allusion voilée aux liens entre les deux poètes, voire à leur « fuite » commune. On sait en effet que Verlaine fut pleinement un vagabond durant le temps de sa liaison avec Rimbaud qui l'avait arraché à un commencement de vie bourgeoise auprès de Mathilde.

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                À ne surprendre que naïvement d'accord
                La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
                Un peu profond ruisseau calomnié la mort.

     Caché parmi l'herbe, Verlaine est occupé à découvrir (à « surprendre ») un ruisseau peu profond : la mort, avec laquelle il se trouve « naïvement d'accord ». L'herbe étant souvent assimilée à la naïveté chez Mallarmé, ces expressions renvoient à la poétique verlainienne de la naïveté feinte. Mais elles signifient également l'accord natif du saturnien avec la disparition. Verlaine le mélancolique n'a cessé de déchiffrer partout la finitude, depuis les « Eaux-fortes » des Poèmes saturniens jusqu'à « l'Amoureuse du diable » de Jadis et Naguère. Il a développé une poétique du « fané et du « feutré » dont la prédilection semble aller aux objets « dotés d'un pouvoir assez amoindri pour que la sensation qui les signale à l'esprit lui apporte seulement l'indication d'une existence prête à s'éteindre, peut-être même déjà morte au moment où le moi en reçoit l'impression. » De sorte que le mourir se fond alors avec la naïveté de Verlaine : la disparition n'est plus ici un drame, mais un aboutissement naturel, le point d'orgue d'une poétique, l'acquiescement à une destinée à laquelle initie l'oeuvre entière du poète. Cette mort n'est qu'un consentement, et peut-être une ultime feinte, à la façon des personnages des Fêtes galantes qui badinent à propos de leur disparition :

                — Bah ! Malgré les destins jaloux,
                Mourons ensemble, voulez-vous ?
                — La proposition est rare.


     Il s'agit donc bien, en définitive, d'une fausse mort : Verlaine n'a pas bu l'eau du « Styx », le ruisseau « calomnié ». Son haleine est assimilée à ce ruisseau, ou à cette source : la poésie continue. Une confusion complète s'accomplit dans le dernier tercet, entretenue par la construction, entre l'haleine du ruisseau et celle de la bouche, ici présente par la lèvre. On aboutit ainsi, au moment de conclure, à l'évocation d'un être ruisseau, d'un être voix qui serait très précisément ce qui demeure du disparu dans son oeuvre. La mort est alors elle-même devenue un « peu profond ruisseau » : un Styx démythifié, en accord avec poétique verlainienne. Le mot mort termine le texte, mais sur une tonalité apaisée qu'il convient d'opposer à la furie du « noir roc » par laquelle s'ouvrait avec éclat ce poème. C'est là un itinéraire typique des « tombeaux » mallarméens : ils s'acheminent vers un apaisement, une présence, un point d'équilibre bienheureux, tel celui de Verlaine réfugié ou recueilli dans l'herbe qui est un vivant tapis. Le ruisseau de ce dernier vers signifie donc que la mort est source autant que terme. C'est en elle que l'oeuvre prend son cours.
     Derrière les quatre images successivement dominantes du roc, du ramier, de l'astre et du ruisseau se profilent des mots plus lourds comme « tombe », « deuil », « gloire » ou « mort ». Mallarmé a travaillé dans le sens d'un allègement de la donnée tragique initiale. Allègement dont rend assez bien compte le glissement qui conduit de roule (la pierre) à roucoule (le chant) puis à coule, implicite point d'orgue de la rivière évoquant le cours inépuisable de l'Œuvre qui demeure. Le tombeau poétique fait ainsi office de lieu parfait qui recueille enfin le poète tel qu'il doit être et qui, littéralement, remet au monde sa figure. Le tombeau est donc en vérité berceau : ce lieu où naît la gloire, une fois l'homme périssable effacé. Il ouvre sur une vie future.

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Le vide et la présence

     Tout tombeau (littéraire, musical, ou architectural) fonctionne plus ou moins comme dénégation du vide. Il semble à première vue nier le plein, puisqu'il enferme une créature décomposée. Mais il nie en vérité le vide, puisqu'il donne à l'absence une forme : il la géométrise, que ce soit dans un volume parallélépipédique, une pièce musicale, ou un sonnet. Par ailleurs, sa thématique insiste sur la vraie vie dont il devient le modèle fictif: une vie en gloire, comme on le dit du Christ ressuscité. L'un des modèles majeurs de l'art chrétien est le tombeau vidé de son corps, un tombeau dont le corps a proprement vidé les lieux. Un tombeau qui serait donc vidé de « (sa) propre capacité évidante ou angoissante », selon l'expression de Georges Didi-Huberman. C'est en effet ce qui s'accomplit dans ce tombeau de Paul Verlaine, puisque le texte disperse « parmi l'herbe » sa figure. Le poète n'est pas sous la pierre où l'on croit avoir enfermé sa dépouille, mais là où son œuvre l'a installé.
     La valeur du tombeau poétique est d'être un poème qui parle du poème, et qui en dégage l'essence. Dans l'oeuvre de Stéphane Mallarmé, l'écriture du tombeau mime en fin de compte l'expérience de la littérature elle-même, en ce qu'elle suppose la disparition élocutoire du poète cédant « l'initiative » (autant dire l'existence) aux mots qui s'allument sur le papier de leurs reflets réciproques. L'on pourrait dire que dans un tombeau il y a quelqu'un, mais quelqu'un qui n'est pas... Cette expression paradoxale « quelqu'un y est qui n'est pas » ou « quelqu'un y est qui n'y est pas », désigne aussi bien, déjà, la littérature, voire le statut du sujet dans l'écriture (un personnage d'un livre par exemple...). Mais le tombeau s'avère tel que l'absence qu'il contient paraît moins importante que la présence qu'il manifeste. Cette présence même est étrange. Un tombeau pourrait ne rien contenir (d'ailleurs il contient le rien)...
Yves Bonnefoy écrit :

               Que parler soit s'affirmer, l'encoche la plus ancienne l'indique, sens qui se grave dans du non-sens; et la tombe même le prouve, si consubstantielle à l'être parlant puisqu'elle préserve un nom, puisqu'elle dit la présence, là où on pourrait décider qu'il n y a plus que le rien.

     Par la parole, il y a de l'être. Et le tombeau, comme elle, parle. Il constitue, selon Yves Bonnefoy, le monument d'une « volonté d'être par les mots et pourtant contre eux ». Il indique que le langage humain est frappé de vanité, tout en faisant valoir sa nécessité. Il inscrit donc dans la poésie sa limite et son sens. Il l'accuse et la défend. Il l'enterre et la sauve. Il agit vis-à-vis d'elle comme vis-à-vis du corps qu'il reçoit : il la dépouille et la sublime.
     Ce mot de « tombeau » qui renvoie simultanément à l'absence et à la présence signifie la présence d'une absence, la mémoire d'une disparition. Il constitue l'affirmation, massive, monumentale, ornée de fresques ou de rimes, d'une existence perdue. Il indique une présence dont le vide serait le noyau. Non pas une présence creusée par l'absence comme par une maladie, mais une présence qui enveloppe et qui protège l'absence de l'oubli. Le tombeau reconnaît la mort : il l'accueille, la salue et la métamorphose. Plutôt que la Disparition, il donne à lire le lien que les vivants entretiennent avec elle. Mallarmé écrit :
               Les absents ne sont qu'un nom il y a des moments où l'on doute de leur vie. Les morts ont cela sur eux qu'ils ont un tombeau qu'on voit et sur lequel on prie.

     Il s'agit bien du tombeau comme rapport possible à l'invisible. « On voit », « on prie », ces deux verbes d'action signifient deux façons de s'y rapporter, l'une profane, l'autre religieuse. Cette relation à l'invisible projette sur le visible sa lumière aveuglante. La mort est cette « obscure clarté » qui éclaire la vie. Ainsi sublimée par la tombe, elle devient ce terme obscur à partir duquel peut se recomposer une figure « sublime » du sujet réduit à son nom ou à ses livres. Sa disparition change l'homme en auteur. Le tombeau est ainsi à la fois lieu de métamorphose et de consécration. À la manière de l'âme qui se délivre du corps dans la tradition platonicienne ou chrétienne, le tombeau recueille l'idée de cette vie qu'il consacre. Le tombeau lyrique n'est donc pas destiné à recevoir le corps (ce que fait le tombeau réel) mais l'âme, le souffle de la précarité.
     En recueillant l'âme de l'auteur, le tombeau reproduit de nouveau la fonction du livre, voire plus précisément de l'écriture poétique telle que l'entendent conjointement Verlaine et Mallarmé. Celui-ci d'ailleurs ne manque pas de rapprocher la forme du livre de celle de la pierre tombale :

               Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux; qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l'âme.

     Écrire poétiquement serait alors replier dans les mots la figure du sujet, tasser dans la langue les traits d'un être, jusqu'à le réduire à l'état de réminiscence. Écrire un tombeau, c'est construire un petit monument de parole où seraient enfermés, plutôt que le corps et l'histoire d'un être, les « divines impressions » qui se sont amassées en/de lui. Le tombeau constitue le sépulcre de l’âme. Le travail du poète est travail d’embaumeur : conversion du périssable en parfum, en musique, en « inflexion de voix chères qui se sont tues ».
     Texte de circonstance, écrit à l’occasion de la disparition d’un être cher, en souvenir de lui, le tombeau est souvent un texte daté, soucieux de marquer d’une pierre blanche le rendez-vous fatal du destin. Pourtant, il renvoie en vérité à une fausse circonstance qui se répète pour tous et il a pour perspective l’au-delà. La disparition est une circonstance qui donne sur l’éternité voire une circonstance qui donne sur le rien. Dire la mort, ce serait alors quelque chose comme dire le vide et son entourage, ou le vide et son au-delà, avec tout ce que ces expressions ont de paradoxal ou d’absurde. Le tombeau est l’objet littéraire qui instaure la tension la plus forte entre l’éphémère et l’éternité : celui qui porte littéralement la poésie au contact de sa propre essence.

     Le tombeau est enfin pour Mallarmé un lieu où faire sonner le vide de la parole. Celui qui compose une offrande funèbre fait face à la disparition : il mesure le langage à l’aune du rien. Cette expérience des limites délivre définitivement la poésie du bavardage. Le langage, quand il se fait tombe, écoute et comprend sa propre vanité. La parole devient, pour citer « Toast funèbre », « rien, cette écume, vierge vers/À ne désigner que la coupe », c’est-à-dire un très pur geste d’offrande.
     Ce toast offert au Rien fait en définitive coïncider deux vides : celui de la parole et celui de la mort. Pour la première, pour la seule fois peut-être, la parole se trouve accordée toute à son objet : elle dit ce qui n’a pas plus de corps qu’elle, ce qui se résigne tout entier en elle, ce dont elle est devenue le seul mode d’existence : la mémoire et le simulacre. C’est là également une façon de répéter la manière dont l’existence humaine s’élance vers le rien par un « solitaire bond ». En confrontant la finitude à l’éternité, le poète définit en fin de compte la situation de l’être sur cette terre. C’est là tout le projet poétique et ontologique de Mallarmé :

               Je veux me donner ce spectacle de la matière ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcénement dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges et proclamant devant le Rien qui est la vérité ces glorieux mensonges.

     Toute la rigueur du travail poétique conduit là : à la proclamation d’une idéalité dont on sait qu’elle n’est pas. Le poète est celui qui maintient par l’écriture l’idée de l’absolu, tout en prenant jour après jour une conscience plus aiguë de la vanité de son geste. Il donne sur le papier le spectacle des élans de l’homme vers le Rêve. Il proclame face au vide combien la tête humaine est remplie de « divines impressions ». C’est sa mission, c’est son travail. Vain sans doute, mais essentiel. Ce faisant, il prend la mesure de sa condition terrestre. Michel Deguy écrit dans Actes que l’on peut lire tout poème comme un « effort d’anticiper la mort en la figurant, de se hisser à sa hauteur, d’être capable d’accueillir son plus intense suspens ». Tout poème constitue une « espèce de répétition générale en vue du silence. » Le tombeau est donc inhérent au poème. Cet espace extrême ou suprême de la langue qu’est la poésie, « cherche le mot de la fin ».

 

Jean-Michel Maulpoix / adieux au poème (extrait)