« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LABRADOR ou LE GRAND RÊVE ÉVEILLÉ

 

 

 

« La fiction suprême, c'est le poème. »
WALLACE STEVENS.


 1.

Encore une aube
au large du Groenland
baleines beuglant dans la mer glacée
et le vaste ciel
qui retentit de vent

une fois encore j'ai senti dans mon crâne cet espace
comme une ivresse
mais cette ébrieté-là
était plus froide et plus claire
que celle qui sort d'une cruche
c'est pour cela que j'ai vécu
et pour cela que je veux vivre
jusqu'au jour où je serai jeté
dans le creux des vagues
sur lesquelles je dansais

it y a ceux qui se divertissent
dans la tempête des épées
d'autres qui nourrissent
le peuple de mots
ce sont les guerriers et les gouverneurs
 moi, j'ai préféré d'autres voies
les voies solitaires du ciel des sables
le chemin des goélands

au cours de mes allées solitaires
 j'ai pensé a bien des choses
j'ai pensé à la terre
dans ses premiers sursauts
quand le temps était fait
de froides aurores
et l'espace envahi
du vol d'oiseaux déments

j'ai rêvé d'un lieu primordial
un lieu de pierre, d'eau vive et de vide
où chaque matin le soleil montait
des mers fraîches du Levant
et tout le jour durant brûlait
au-dessus des rocs et des eaux

la terre alors n'avait pas de nom
j'ai aimé les lieux sans nom
trop de noms à présent
la Norvège aux fleuves bleus
est infestée de noms
et les Hébrides et même le Groenland
des noms, partout des noms
et un vacarme d'amères clameurs —
il était grand temps d'aller vers l'ouest

encore une aube
au large du Groenland
et toujours pas de terre en vue
seulement les vagues vertes et le vent
et dans la tête une vision sûre.

2.

J'ai moi aussi nommé un lieu
un lieu de grands rochers
luisant sous le soleil
un lieu où l'eau bruissait
tourbillonnait et glissait —
je l'ai nomme le Merveilleux Rivage

j'ai vécu là-bas tout un hiver
tout un temps de blanc silence
j'ai gravé sur la pierre un poème
à l'hiver et au blanc silence
les plus belles runes par moi tracées

des hommes aux yeux fins, aux pommettes hautes
sont venus me visiter
nous avons troqué
du drap contre des peaux
nous vivions en paix

et le printemps revint :
tous les ruisseaux ruisselaient de lumière
et la grande rivière reflétait le ciel
j'allai plus loin vers le sud
vers un pays de grandes forêts
où je vis des hommes rouges
parés de plumes d'oiseaux

je sentais sous mes pas une terre nouvelle
un monde nouveau
mais je me refusais à le nommer trop tôt
content de laisser mes sens
m'éveiller et me guider
pas a pas
à travers le réel

je n'étais déjà plus chreétien
sans être pourtant retourné a Thor
autre chose m'appelait
m'appelait au-dehors
autre chose qui peut-être
voulait qu'on l'appelle

une chose sensuelle
et abstraite a la fois
terrible et belle a la fois
une chose qui me dépassait
mais était à la fois
plus moi-même que moi

j'ai songé aux paroles de Norvège
aux paroles des penseurs et des poètes
aux paroles de haut vol des Hébrides
ici pas de place pour le Christ ou pour Thor
ici la terre a réalise son destin
destin de pierres et d'arbres
d'ombre et de lumiere
a réalisé son destin en silence
j'ai tenté d'apprendre
le langage de ce silence
plus rebelle que le latin
que j'étudiais à Bergen
ou que l'irlandais de Dublin.


3.

Tout un champ nouveau
où travailler et penser
à chacun de mes pas
je sentais en moi une étrange vigueur
l'esprit chaque jour plus vif, plus clair
j'essayai encore quelques noms
(pesant avec soin chacun d'eux
les éprouvant dans ma tête
et sur ma langue)
la rivière de la Grande-Baleine, le cap de l'Eskimo
le lac des Huttes Sauvages, le col du Caribou
mais toujours pas de nom pour le tout
je voulais bien nommer les parties
mais pas le tout

l'homme a besoin d'arrimer son savoir
mais il lui faut un espace vide
dans lequel se mouvoir

je vivais et marchais
comme jamais encore
devenais un peu plus qu'humain
connaissais une plus large identité

les traces du caribou sur la neige
le vol des oies sauvages
l'érable rouge à l'automne
mordu par le gel
tout cela me devint plus réel
plus réellement moi
que mon nom même

je me surprenais disant parfois
« en accord avec l'esprit de la terre »
mais it n'y avait pas d'« esprit »
c'etait le langage du passé
et ce monde était un nouveau monde
et ma pensée aussi était nouvelle
rien qui ressemble a un « esprit »
seulement les traces bleues sur la neige
le vol des oies sauvages
et les feuilles rouges de gel

 la religion et la philosophie
ce que j'a vais appris dans les églises et les écoles
tout cela était trop lourd
pour cette vie de voyage
seule me restait la poésie
une poésie
fluide comme le souffle
une poésie comme le vent et la feuille d'érable
que je me récitals
en parcourant le pays

je suis un vieil homme a présent
un vieil homme très vieux
j'ai griffonné ces runes sur un rocher
elles seront mon testament
personne ne les lira peut-être
elles resteront sur ce rocher
près des graffiti de la glace
balayées par la pluie et le vent

 

Keneth White / La Route bleue