buildings du souvenir
Par domcorrieras, le lundi 10 juillet 2023 - Poèmes & chansons - lien permanent
Dans New York de la nuit au coin de la dixième rue
Dans la chambre de chauffe où Nick Rongetti tisonnait
le dixieland
J'ai passé les heures les plus décapantes de mon grand
engagement
A côté chez Julius où les écriteaux défendaient de
cracher au-dessus du comptoir
J'allais souvent m'asseoir avec les musiciens radio-
actifs
Qui sortis du jazz ne parlaient que de contretemps et
d'improvisation
Peewee soufflait encore son ambiguïté dans sa clarinette
absente
Sidney Bechet derrière le mur du jim-crow pensait à
son soprano
C'est là que pour la première fois Billie Holiday m'a
donné son baiser de camélia
Vingt ans déjà et la paupière de l'oubli s'est déjà
refermée
Puis au troisième étage du soixante-douze de la
Riverside Drive
Chaque jour chère malade d'aurore ton sourire m'illu-
minait
Nous regardions au loin les publicités au néon susciter
la nuit totale
Au bord du fleuve où coulaient les fanals des bateaux
de plaisance
Nous passions l'été dans les courants d'air des fenêtres
ouvertes
Et parfois en quelques heures le parc était tout vert
de printemps
Nous étions poinçonnés par une incessante file d'autos
sur la highway
C'est là que tu m'as donné cinq ans de tous les
battements de ton cœur
Nous luttions pour vivre et nous fûmes heureux la
main dans la main
Et toi Louis Armstrong au Savoy dans le bal à la
dynamite de Harlem
Où nous bûmes les pepsy-colas du swing aux tables
étroites
Souviens-toi comme des bootleggers nous apportions
notre rhum
Parfois les Savoy Sultans ou Benny Carter déchaî-
nait la transe
De belles créoles dansaient le lindy-hop toutes jambes
dehors
Dans une loge les taxi-girls souriaient de leur hublot
tout rose
C'est là que j'avais rendez-vous avec le rythme
exceptionnel de tous les jours
Vingt ans après sans toi Suzanne j'ai revu la capitale
du monde
Et je me sens le citoyen de cette solitude où nous
brûlions tous les deux
Le premier jour par les métros express qui sentent
la cacahuète
Je suis retourné au grand pèlerinage de notre vie
morte
Là où crépitait le dixieland où nous vécûmes où giclait
le swing
Il n'y a plus que la trinité funéraire de nos jours qui
ne reviendront plus
Sans signe sans épitaphe sans que nul sache que
nous sommes passés par là
Dans la fournaise chaude de New York où s'allumaient
les femmes et les étoiles
Dans ce même parfum d'ozone d'étincelle électrique
et de beignet troué
Je n'ai plus trouvé que des terrains vagues ou des
buildings inconnus
Et je suis resté muet de notre vie à jamais labourée
par la vie qui passe
Et ce soir que j'ai regagné la patrie de la solitude et
de la pluie
Je suis repassé rue du Lac où nous avions vécu pendant
vingt ans
Déjà la pioche des démolisseurs ouvrait la carie de
nos jours
Et je m'en vais ne traînant derrière moi que ce qui
recommence
Triste à jamais pour la dernière fois d'avoir fermé à
double tour
La lourde porte de vingt ans de bonheur qu'il me
faudra bien ne plus rouvrir
Robert Goffin / le versant noir