« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PANIQUE I

 

 

 

Nos deux mains clouées à la gorge
Je crie qu'il devient difficile
De respirer dans la rue et dans le sommeil
De plus en plus une sueur froide
Perle à mes tempes et vitrifie mes ongles
Le balancier du cœur s'enfièvre
Et la mèche de cheveux qui retombe sur l'œil
Ne cache plus l'âme inquiète
Le paysage d'hiver qui surgit de la ferraille

Nous commençons à habiter une nuit noire
Mais je manque de mots tocsins, de mots balles
          traçantes
Pour réveiller les dormeurs
dont la tête déjà disparaît sous une cagoule
          d'ombre

Un chien rôde entre les terrains vagues
Il a le sexe en érection
Une voix profonde me dit
Qu'il est le messager d'une mort à venir
Les motocyclistes poétiques n'ont pas survécu
aux mutations récentes

Une voix me dit encore
Que sous mes vêtements
Juste entre les seins
Brûle un signe maléfique néfaste
Une étrange prophétie
Un matricule pour d'obscures fêtes de sang
Que le temps complote entre chiffres et éprouvettes

Je suis pâle comme un condamné, nous sommes
          tous pâles
Toute une foule marche dans la ville
Au son d'une musique tendue comme un câble
D'un abîme à un autre abîme

Hier un de mes amis a été kidnappé par un gang
         de psychiatres
Il hurlait dans l'automobile insonore
"Pourquoi m'emmenez-vous à Jérusalem ? "
Et il remit sa vie fragile, sa vie bulle de savon bleue
Entre les mains de sa mère morte
Il tendt ses deux poings désarmés vers les menottes
          du délire
L'intensité de la souffrance multiplia l'iris
          de son regard

Nous commençons à habiter une nuit noire
Enfermée dans une pièce absolument vide
Aux murs placardés de dollars, de francs,
          de roubles
Et de grands portraits du pape et des chefs d'état
enemis de la magie
J'écris vite car tout à l'heure la houe
atteindra mes lèvres
Des avions bourrés d'apocalypses foncent
dans le ciel de mes veines

Nous commençons à habiter une nuit noire
Et pourtant mon frère le musicien de Jazz s'en fout
Il a déterré la haute note qui répétée donne
          le spasme
Il fait sauter les serrures des portes de la béatitude

Il dit qu'il habite une autre planète
Où les pas s'enfoncent comme dans du caoutchouc
          mousse
Mais je sais qu'à l'heure dangereuse du petit matin
Je croiserai les yeux hagards de mon frère
          le musicien de Jazz
Entre tartine beurrée et café noir

Café noir, nous commençons à habiter quelque
          chose de noir
Une nuit qui ronge les langues et dessèche
          les poumons
Au train où s'effondrent les soleils
Du royaume intérieur
Je marcherai bientôt sur les routes glaciaires
Tel un chanteur aveugle, sourd et muet
Butant parfois contre le cadavre encore chaud
          de Nadja
Vierge rouge et folle
Dont les noces n'eurent jamais lieu.

André Laude / L'Œuvre de Chair
Illustration : André Laude, probablement par Pierre Kobel