« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Office des ténèbres

 

 

 

… / …

V

     Le 19 août, après le chapelet et une collation de viandes froides, il régna une grande animation sous les arcades du théâtre. Le poète et le musicien, cravates à rayures, redingotes boutonnées jusqu'aux revers, recevaient sur leur propre domaine. Des jeunes filles arrivaient en robes de dentelles, parfumées ; elles étaient accompagnées de leur mère, qui, à peine descendue du marche-pied, renvoyait la voiture sur les quais de l'autre côté. Dans un grand tumulte de coups de fouet, d'attelages impatients, de fers à chevaux bleutés par les étincelles qui jaillissaient des galets, la société de Santiago devait assister à la générale. Les actrices d'un jour avaient copié leurs répliques sur des cahiers de collégiennes, de cette écriture caractéristique des élèves des bonnes sœurs. La jeune fille qui devait interpréter le rôle principal de L'entrée dans le grand monde s'empara de la loge où s'étaient déshabillées tant de chanteuses célèbres de tondillas émules d'Isabel Gamborino, maîtresses de grands propriétaires terriens et épouses d'acteurs. Il y avait encore des traces de rouge vif sur un plat de porcelaine blanche et une coulée de pâte au fond d'une tasse. Sur le mur s'étalait une salace interjection de muletier, tracée avec du rouge à lèvres. Le canapé de soie canari était si enfoncé, qu'il n'avait pu se creuser ainsi sous le poids d'un seul corps.
     Le souffleur se glissa dans son trou. alors commença la répétition de L'entrée dans le grand monde, qui devait être jouée le lendemain au bénéfice des Hôpitaux. On était au mois d'août, et cependant il faisait froid. Personne ne put remarquer, à cause de l'obscurité dans laquelle le parterre était plongé, que les araignées se balançaient d'étrange façon, dans un va-et-vient de pendule déréglé.

VI

     Le 20 août, alors que l'on entonnait à peine l'Agnus Dei de la messe de dix heures, les deux tours de la cathédrale se joignirent en formant un angle droit, précipitant les cloches sur la croix de l'abside. En une seconde toutes les perspectives de la ville furent rouillées. Les avant-toits se heurtaient au milieu des rues. S'écroulant dans des directions opposées, les murs des maisons restaient un instant suspendus, avant de s'écraser dans un terrible tourbillon de poutres brisées. Les mules roulaient dans les rues pentues enveloppées dans des nuages de charbon, un sabot pris sous la sangle et le trousse-queue leur fouettant les crins. Les roses du parc s'envolèrent et tombèrent dans des fossés et des ruisseaux qui avaient perdu leur lit. Et puis, cette instabilité de la terre, ce frémissement de croupe exaspérée par une guêpe, cette dislocation des trottoirs ; ce qui était ouvert se bouchait et ce qui était bouché s'ouvrait. Même en courant, en poussant des cris, en implorant la Virgen del Cobre, on constatait qu'une rue n'avait désormais d'autre issue qu'une chambre à coucher de jeune fille ou les archives, les meubles à leur tour entrèrent dans la danse. Passant par-dessus les barres d'appui, les armoires prirent la poudre d'escampette, laissant échapper par leurs ventres ouverts leurs entrailles de draps de lit et de nappes. Toutes les pièces de vaisselle se brisèrent en mille morceaux en même temps. Les vitres s'encastrèrent dans les persiennes. de larges crevasses, remplies de peignes, de camées, d'almanachs et de daguerréotypes, divisaient la ville en îles, car l'eau des citernes, margelles brisées, coulait vers le port.
     Lorsque le sang commença à faire de larges taches sur les tissus, les satins et les feutres, tout était terminé. Une montre à gousset, encore suspendue à sa chaîne, marqua une avance d'une petite minute sur les montres arrêtées. Ce fut alors que les hommes, en se voyant encore debout, comprirent qu'ils avaient vécu un tremblement de terre. Les mouches, sorties d'on ne savait où, volèrent au ras du sol, plus nombreuses.

VII

     Les ombres s'étaient lassées de multiplier les avertissements. Beaucoup se préparaient, maintenant, à abandonner la ville. Un mois après le tremblement de terre, plusieurs passants coururent vers la fontaine détruite. Une femme, parfaitement inconnue — probablement étrangère à la région — était tombée au pied de la statue de Neptune, les bras et les jambes en croix. Le dauphin continuait à cracher une eau trouble ; celle-ci arrosait des plantes indésirables, qui avaient poussé à la faveur des deuils. Le cas se répéta plusieurs fois pendant la journée, dans différents quartiers de la ville. Tout à coup, quelqu'un s'écroulait à un coin de rue, le visage violacé et la cornée de l'œil bleuâtre. Il y eut pénurie de boulangers au moment d'enfourner la pâte et de nombreux chevaux rentrèrent seuls aux écuries au rythme sinistre de leurs sabots.
     Le bal annoncé eut lieu malgré tout. Le Régidor estimait qu'il était inopportun d'ajouter de nouvelles inquiétudes à celles, nombreuses, qui avaient déjà assombri la journée. Il s'agissait, en outre, de réunir de nouveau les interprètes de L'entrée dans le grand monde, afin d'organiser la représentation au profit des Hôpitaux, suspendue en raison des événements. Tout avait très bien commencé. Mais, quand on dansa la seconde contredanse, un couple roula sur le marbre du carrelage. Le contrebassiste tomba hors de l'estrade, l'archet couvert d'écume, un pied pris dans les cordes. Une main peu assurée, s'accrochant à un gland, provoqua l'écroulement d'une tenture en velours sur les vases chinois qui ornaient la console du grand salon.
     Bien que le chef-d'orchestre continuât à battre la mesure de « La Sombra », les musiciens mirent leurs instruments dans leurs étuis, et, éteignant les bougies placées au bord des pupitres, s'esquivèrent vers les portes de service. Tandis que les flacons de sels allaient et venaient par les escaliers aux larges rampes, les invités appelaient les cochers avec des voix altérées. Cette nuit-là, ils furent nombreux à abandonner la ville pour se réfugier dans les plus proches plantations de café. Mais le velours des sièges gardait une chaleur malsaine. Dans le ciel voguait une lune verdâtre, imprécise, comme estompée par un vêtement de lierre.

… / …

 

Alejo Carpentier / Office es ténèbres (extrait) - Guerre du temps et autres nouvelles
. Traduit de l'espagnol par René L. F. Durand