« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

55 lits dans la même direction

 

 

 

ces brillants creux de la nuit
serpents vêtus de gabardine se faufilant entre
les murs, les sons
interrompus seulement par des accidents de mecs
     bourrés
dans des bagnoles vieilles de dix ans

tu sais que c'est la merde encore la merde toujours
la merde

c'est dans ces fameux creux de la nuit
où tu batailles contre les mites et les micro
moustiques,
ta femme derrière toi
entortillée dans les couvertures

tu te dis que tu ne l'aime plus ,
c'est faux, bien-sûr,
mais les murs sont familiers et
j'ai aimé les murs
j'ai adoré les murs :
donne-moi un mur et je te donnerai une issue —
c'est tout ce je demandais en
échange. Mais je suppose que je voulais dire :
je te donnerai mon issue.

c'est très difficile de composer un
sonnet quand on passe la nuit das un refuge
     avec
55 mecs qui ronflent
dans 55 lits pointés dans la même direction.

je vais te dire ce que j'ai pensé :
ces hommes ont à la fois la chance et
l'imagination.

on peut déduire autant de choses d'un homme
à sa façon de ronfler qu'à sa façon de
marcher, mais à l'époque
j'avais pas trop le cœur aux sonnets.

mais avant je pensais que tous les grands hommes
     se trouvaient au
royaume des cloches,
je pensais trouver de grands hommes dans les
     bas-fonds
des hommes forts qui avaient rejeté la société,
au lieu de ça j'ai trouvé des hommes à qui la
     société avait fait
pêter les plombs

ils étaient ternes
ineptes et
malgré tout
ambitieux.

j'ai trouvé les patrons plus
intéressants et plus vivants que les
esclaves.

et c'était loin d'être romantique. On aimerait que
     ces choses soient
romantiques.

55 lits pointés dans la même
direction et
j'arrivais pas à pioncer
j'avais mal au dos
et j'avais cette barre au niveau du
front comme un morceau de
tôle.

en réalité ça n'était pas si terrible mais d'une
     certaine manière
c'était tout à fait impossible.

et je me disais
tous ces corps tous ces orteils tous
ces ongles tous ces poils dans ces
trous de balle et toute cette immaculée

puanteur associée à la décrépitude des
choses,
est-ce qu'on pourrait pas y remédier ?

aucune chance, ça m'est revenu, ils en ont
pas envie.

ensuite, embrassant du regard
tous ces 55 lits pointés dans la même
direction
j'ai pensé,
tous ces hommes un jour ont été des bébés
tous ces hommes ont été tendres et
roses (à l'exception des noirs et des jaunes
et des rouges et des autres).

ils ont pleuré, ils ont éprouvé,
leur vie avait un sens.

maintenant ils sont devenus
sophistiqués
flegmatiques
et indésirables.

je suis
sorti.
je me suis enfermé entre 4 murs
seul.

je me suis offert un minuit
éclatant. D'autres creux de la nuit mémorables
ont suivi. Ce n'était pas si
difficile.

mais s'ils m'avaient accompagné :
(ces hommes) je serais resté là-bas avec
eux.

si je peux vous épargner ces mêmes années
     d'errance
laissez-moi vous dire :

le secret se trouve dans les murs
c'est écouter une petite radio
c'est rouler des cigarettes
c'est se rincer le gosier
     avec du café
     de la bière
     de l'eau
     du jus de raisin
c'est une lampe brûlant près de vous
tout prend son sens —
les noms
l'histoire
un flux un flot
le coup d'œil condescendant de la psyché
la litanie des boudonnements
les chaudes-pisses.

les murs qui se dressent au creux de la nuit :
il n'y aura plus rien pour vous arrêter même
     quand votre tête aura roulé
sous le lit et que le chat enterrera
ses excréments.

 

Charles Bukowski / Tempête pour les morts et les vivants
traduit de l'anglais (États-Unis) par Romain Monnery