« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Il descendit au jardin

 

 

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     Il descendit au jardin, sa veste sur l'épaule, respirant l'odeur de la nuit. Elle attendait dans un coin. Le clair de lune dessinait sur son visage et ses épaules des feuilles d'oranger et de bougainvillée.
     — Je ne veux pas que vous partiez — dit-elle —. Pas encore.
     Ses yeux brillaient et les dents que laissaient paraître ses lèvres entrouvertes semblaient très blanches. Son collier d'ivoire traçait une ligne pâle en travers de son cou brun dans la pénombre. Quart ouvrit un peu la bouche et poussa un long soupir étouffé, mais peut-être était-ce aussi un gémissement d'enfant, ou une plainte. Il faisait chaud. Quelque part, sous le soleil de l'après-midi, une jalousie laissait filtrer de fins rais de lumière sur le corps brun d'une femme nue. Et Carmen la Cigarière roulait des feuilles de tabac sur sa cuisse où de minuscules gouttes de sueur perlaient à côté d'un sexe noir de femme, doux et humide. il y eut un souffle de brise. Les feuilles des orangers et des bougainvillées s'agitèrent sur le visage de Macarena Bruner ; la lune glissa sur les épaules du prêtre Lorenzo Quart, comme une cotte de mailles qui serait tombée à ses pieds. Le Templier se redressa et regarda autour de lui, las, écoutant la rumeur de la cavalerie sarrasine du côté de la colline de Hattin, jonchée des ossements des chevaliers francs blanchissant au soleil. Et c'était la mer déchaînée qui frappait la jetée du phare, en pleine tempête, tandis que les frêles bateaux tentaient de se mettre à l'abri. Et une femme en deuil tenait la main d'un enfant sur lequel les gouttes de pluie ruisselaient comme des larmes. Et il sentait la soupe qui bouillait dans la marmite pendant qu'un vieux curé, à côté d'une cheminée, déclinait rosa, rosae. Et l'ombre du petit, perdu dans un monde qui s'orientait à la lumière d'une étoile vieille de cinq siècles, se découpa sur le mince mur qui le protégeait du froid intense du dehors. Et cette même ombre s'approcha de l'autre qui attendait sous les bougainvillées et les orangers, jusqu'à sentir son odeur, sa tiédeur et son haleine. Mais un instant avant d'enlacer ses doigts à ces cheveux pour échapper à la solitude le temps d'une nuit — minuscules gouttes rouges dans un immense coucher de soleil —, l'ombre, l'enfant, l'homme  qui regardait le corps nu sous les rais de lumière de la jalousie, le Templier désemparé et las, tous se retournèrent en même temps pour regarder derrière eux, plus haut, dans la direction de la fenêtre à peine éclairée de la tour du colombier. Là où un vieux prêtre mal embouché, sceptique et courageux, déchiffrait le terrible secret d'un ciel privé de sentiments, en compagnie du fantôme d'une femme qui cherchait des voiles blanches à l'horizon.

 

Arturo Perez-Reverte / La peau du tambour (extrait)
traduit de l'espagnol par Jean-Pierre Quijano