« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'OUTRE-VIE


 

 

Il existe pourtant des pommes et des oranges

Cézanne tenant d'une seule main

toute l'amplitude féconde de la terre

la belle vigueur des fruits

Je ne connais pas tous les fruits par cœur

ni la chaleur bienfaisante des fruits sur un drap blanc

 

Mais des hôpitaux n'en finissent plus

des usines n'en finissent plus

des files d'attente dans le gel n'en finissent plus

des plages tournées en marécages n'en finissent plus

 

J'en ai connu qui souffraient à perdre haleine

n'en finissent plus de mourir

en écoutant la voix d'un violon ou celle d'un corbeau

ou celle des érables en avril

 

N'en finissent plus d'atteindre des rivières en eux

qui défilent charriant des banquises de lumière

des lambeaux de saisons     ils ont tant de rêves

 

Mais les barrières     les antichambres n'en finissent plus

Les torture     les cancers n'en finissent plus

les hommes qui luttent dans les mines

aux souches de leur peuple

que l'on fusille à bout portant     en sautillant de fureur

n'en finissent plus

de rêver couleur d'orange

 

Des femmes n'en finissent plus de coudre des hommes

et des hommes de se verser à boire

 

Pourtant malgré les rides multipliées du monde

malgré les exils multipliés

les blessures répétées

dans l'aveuglement des pierres

je piège encore le son des vagues

la paix des oranges

 

Doucement Cézanne se réclame de la souffrance du sol

                                                     de sa construction

et tout l'été dynamique s'en vient m'éveiller

s'en vient doucement     éperdument me léguer ses fruits

Marie Uguay / L'outre-vie (fragments)