« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le jour était interminable


 

 

Le jour était interminable, à cinq têtes. Sans répit,

     pendant cinq fois vingt-quatre heures,

Recroquevillé, je m'étais enorgueilli de l'espace, de le

     voir pousser sur de la levure,

Le sommeil était plus ancien que l'ouïe, et l'ouïe était

plus ancienne que le sommeil, fine et compacte,

Et les grand-routes nous suivaient à la trace, tirant sur

     la bride des cochers.

 

Le jour était interminable, à cinq têtes. Stupéfiée par la

     danse,

La cavalerie chevauchait, venait ensuite des fantassins la

     masse au faîte noir,

Par la dilatation de l'aorte de la puissance dans les nuits

     blanches, non, dans les couteaux,

L'œil était métamorphosé en viande de conifère.

 

Donnez-moi pour un pouce de mer bleue, seulement

     pour un œil d'aiguille de mer bleue,

Que le double du temps d'escorte passe comme une

     voile bienheureuse !

O ! la geste russe avec le pain dur, et sans boire ! Et la

     cuiller de bois !

Vous autres, où êtes-vous, les trois braves gars du

     portail de fer du Guépéou !

 

Pour que le bon produit de Pouchkine ne tombe pas

     entre les mains de fainéants,

Une tribu de pouchkinistes avec revolver et vareuse fait

     ses classes,

Les jeunes amateurs de poésies aux dents blanches, les

     voici !

Donnez-moi pour un pouce de mer bleue, seulement

     pour un œil d'aiguille de mer bleue.

 

Le train roulait vers l'Oural. Un Tchapaiev parlant

Bondissait de l'image dans nos bouches étonnées,

Derrière une clôture de planches, sur une bande de

     drap,

Mourir et puis sauter sur son cheval.

 

 

Juin 1935, Voronèje.

Ossip Mandelstam / Cahiers de Voronèje