« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES BULLES DE SANG


 

 

J'ai fait un rêve qui me trouble ;

Le souvenir en est si doux

Que je voudrais le mettre en double,

Une page en moi, l'autre pour vous.

 

Je me creusais dans vos caresses

Un nid fragile et réchauffant ;

Je redevenais un enfant

Tout enveloppé dans vos tresses ;

 

Doucement, avec un cheveu,

Vous me grattiez, et, badine,

Votre main se faisait un jeu

De me déchirer la poitrine.

 

Vous l'avez toute ouverte ainsi,

Souriante et sans rien me dire ;

Et moi, qui me taisais aussi,

Je riais en vous voyant rire.

 

Mon rouge cœur fut mis à jour,

Rouge et pailleté de veinules,

Et nous nous-mîmes tour à tour

A faire avec mon sang des bulles !

 

Elles gonflaient, montaient dans l'air,

Et par milliers, sans cesse écloses,

Comme s'il fût né de ma chair

Tout un essaim d'insectes roses.

 

Au ciel avec agilité

Elles voltigent, continues

Comme un cortège… Est-ce l'été

Qui jette ses fleurs dans les nues ?

 

Les unes, dans l'éther vermeil,

Se pulvérisent, confondues,

Comme la poudre d'un soleil

Couchant qu'on briserait, perdues !

 

Et d'autres vont moins loin couvrir

Nonchalamment un pli de feuille ;

Chacune à l'arbre qui l'accueille

Se pose comme pour mourir.

 

Un nuage a passé, sans doute.

Gros d'orage, et pendu sans bruit

Un collier de grêle qui luit

A chaque branche de la route.

 

Comme vous étiez belle ! en vain

Vous m'éparpilliez de la sorte,

Votre gaîté fut la plus forte

Et j'y mis aussitôt de l'entrain.

 

Plus fort qu'en un amour farouche,

L'amante se mêle à l'amant,

Nos deux bouches en une bouche

M'apparaissaient confusément.

 

Humides, rouges, boursoufflées,

Et pareilles, en grossissant,

A deux belles bulles gonflées

Des fines bulles de mon sang.

 

Et nous les regardions, madame,

Vous, lasse un peu de votre effort,

Moi, comme un enfant qui réclame

Quelques pleurs pour son jouet mort.

 

Quand je tombai, pâle, sans arme,

A vous, les sens anéantis,

J'espérais au moins une larme

Pour nous être tant divertis.

 

Mais vous disiez, fouillant encore ;

« Vous a-t-on mis comme un bandeau

Aux yeux ? ce sont des gouttes d'eau,

Et c'est le soleil qui les dore ! »

 

La vie, avec mon sang diffus

Partit, comme un flot se retire ;

Dans mon rêve il ne resta plus

Que l'éclair de votre sourire.

 

Quelque jour vous aurez assez

De mon amour qui vous repose,

Et vous me tuerez, je le sais.

Pour qu'il en reste quelque chose.

 

Peut-être, sans savoir pourquoi,

J'ai mis mon rêve en page double,

Une pour vous, l'autre pour moi,

Mon triste rêve qui me trouble !

Jules Renard
Illustration : Jules Renard par Delannoy - 1909