« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES MULETIERS


 

 

Celui-ci n'interrompait sa longue romance
que pour encourager ses mules en leur
donnant le nom de belles et valeureuses,
ou pour les gourmander en les appelant
paresseuses et obstinées.

CHAUTEAUBRIAND —  Le dernier Abencerage.

 

 

     Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules ; quelques-uns des arrières chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques, répété par les cent cavernes de la sierra ; les autres tirent des coups de carabine contre le soleil.

 

     — « Voici la place, dit un des guides, où nous avons enterré la semaine dernière José Matéos, tué d'une balle à la nuque, dans une attaque de brigands. La fosse a été fouillée, et le corps a disparu.

 

     — Le corps n'est pas loin, dit un muletier, je l'aperçois qui flotte au fond de la ravine, gonflé d'eau comme une outre.

 

     — Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous ! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

 

     — Quelle est cette hutte à la pointe d'une roche ? demanda un hidalgo par la portière de sa chaise. Est-ce la cabane des bûcherons qui ont précipité dans le gouffre écumeux du torrent ces gigantesques troncs d'arbres, ou celle des bergers qui paissent leurs chèvres exténuées sur ces pentes stériles ?

 

     — C'est, répondit un muletier, la cellule d'un vieil ermite qui a été trouvé mort cet automne, en son lit de feuilles. Une corde lui serrait le cou, et la langue lui pendait hors de la bouche.

 

     — Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous ! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

 

     — Ces trois cavaliers, cachés dans leurs manteaux, qui, passant près de nous, nous ont si bien observés, ne sont pas des nôtres. qui sont-ils ? demanda un moine à la barbe et à la robe toutes poudreuses.

 

     — Si ce ne sont, répondit un muletier, des alguazils du village de Cienfugo, en tournée, ce sont des voleurs qu'aura envoyés à la découverte l'infernal Gil Pueblo, leur capitaine.

 

     — Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous ! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

 

     — Avez-vous entendu ce coup d'espingole qu'on a lâché là-haut parmi les broussailles ? demanda un marchand d'encre, si pauvre qu'il cheminait pieds nus. Voyez, la fumée s'évapore dans l'air !

 

     — Ce sont, répondit un muletier, nos gens qui battent les buissons à la ronde, et brûlent des amorces pour amuser les brigands. Senors et senorines, courage, et piquez des deux !

 

     — Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous ! s'écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

 

     — Et tous les voyageurs prirent le galop, au milieu d'un nuage de poussière qu'enflammait le soleil ; les mules défilaient entre d'énormes blocs de granit, le torrent mugissait dans les bouillonnants entonnoirs, les forêts pliaient avec d'immenses craquements, et de ces profondes solitudes que remuait le vent sortaient des voix confusément menaçantes, qui tantôt s'approchaient, tantôt s'éloignaient, comme si une troupe de voleurs rôdait aux environs.

Aloysius Bertrand / Gaspard de la nuit