« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Tu te fais illusion


 

 

          Tu te fais illusion, artiste, si tu te crois le créateur de tes œuvres. — De toute éternité, elles ont flotté dans notre air, invisibles aux yeux. — Non, ce n'est pas Phidias qui a donné l'être à son célèbre Jupiter olympien ! — Aurait-il pu imaginer ce front, cette crinière de lion, — ce regard séduisant et fascinateur sous ces sourcils gros de tempêtes ? — Non, Gœthe n'a pas créé son grand Faust : — le costume seul est d'un Allemand d'autrefois, mais dans sa réalité intime, dans son essence, — Faust ressemble trait pour trait à son éternel modèle ! — Et quand Beethoven trouva sa marche funèbre, — tira-t-il de lui-même cette suite d'accords où le cœur se navre, — cette lamentation d'une âme inconsolable de la perte de son idéal sublime, — cet écroulement de mondes lumineux dans l'abîme désespéré du chaos ? — Non, de tels sons ont gémi de tout temps dans l'infini de l'espace, — et lui, sourd pour cette terre, a deviné ces sanglots inouïs. — Il n'en manque pas de ces merveilleux accouplements du verbe et de la lumière, —  mais celui-là seul peut les rendre qui sait entendre et voir, — qui, ayant surpris un simple fragment de contour, une consonance, un mot, — en façonne une œuvre entière, à l'étonnement de l'humanité. — Oh ! entoure-moi de ténèbres, poète, entoure-toi de silence, — sois aveugle et  solitaire comme Homère, sourd comme Beethoven, — mais ouvre d'autant plus attentivement l'oreille de ton âme, — et comme à l'approche de la flamme les lignes incolores d'un écrit mystérieux — se montrent soudain, ainsi devant toi des images apparaîtront tout à coup, de l'ombre surgiront des colorations de plus en plus vives, des formes de plus en plus tangibles, — et d'harmonieuses alliances de mots se combineront en un sens lumineux… — A cet instant, écoute, regarde, en retenant ton haleine, — puis, à l'heure de l'effort producteur, rappelle-toi ces visions fugitives.

(1855-65)

Alexis (Alekseï) Konstantinovitch Tolstoï.
Traduit du russe par Emmanuel de Saint-Albin.
Illustration : Portrait d'Alexis Tolstoï par Karl Brioullov