« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Elle entra

 

VI

 

Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans

Du noir logis muet au bord des flots grondants.

L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.

 

Au fond était couchée une forme terrible ;

Une femme immobile et renversée, ayant

Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant ;

Un cadavre ; — autrefois, mère joyeuse et forte ;

Le spectre échevelé de la misère morte ;

Ce qui reste du pauvre après un long combat.

Elle laissait, parmi la paille du grabat,

Son bras livide et froid et sa main déjà verte

Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte

D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté

Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité !

 

Près du lit où gisait la mère de famille,

Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,

Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis

Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,

Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,

Ils ne sentissent plus la tiédeur qui décroît,

Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.

Victor Hugo / La légende des siècles / Les pauvres gens (extrait)
Illustration : Portrait de Victor Hugo par Auguste Rodin.