« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

GEOFFROY RUDEL ET MÉLISANDE DE TRIPOLI

 

 

 

     Dans le château de Blay, on voit sur les murailles les tapis que la comtesse de Tripoli a brodés jadis de ses mains industrieuses.

     Elle y a brodé toute son âme, et des larmes d'amour ont trempé ces tableaux de soie qui représentent la  scène suivante :

     Comment la comtesse aperçut Rudel expirant sur le rivage, et reconnut aussitôt dans ses traits l'idéal de ses rêves amoureux.

     Rudel aussi vit là pour la première et pour la dernière fois la dame, dont l'image l'avait si souvent enchanté en songe.

     La comtesse se penche sur le chevalier, le tient embrassé avec tendresse, et baise sa bouche blêmie par l'approche de la mort, sa bouche qui l'a si bien chantée.

     Ah ! le baiser de bienvenue a été en même temps le baiser d'adieu ; en même temps ils ont vidé la coupe de la félicité suprême et de la plus profonde douleur.

     Dans le château de Blay, toutes les nuits, on entend un murmure, un bruit, un frémissement vagues; les figures des tapisseries commencent tout à coup à vivre.

     Le troubadour et la dame secouent leurs membres de fantômes qu'a engourdis le sommeil; ils sortent de la muraille et vont et viennent par les salles.

     Chuchoteries secrètes, gracieux badinages, douces et mélancoliques intimités, galanterie posthume du temps des chantres d'amour.

     « Geoffroy ! mon coeur mort se réveille à ta voix. Dans les cendres depuis longtemps éteintes se ranime une étincelle. » ;

     —« Mélisande ! bonheur et fleur ! quand je regarde tes yeux, je revis. Il n'y a de mort en moi que ma tourmente humaine, ma souffrance terrestre. »

     —« Geoffroy ! jadis nous nous aimions en rêve; aujourd'hui nous nous aimons jusque dans la mort. Le dieu Amour a fait ce miracle ! »

     —« Mélisande ! qu'est-ce que le rêve ? qu'est-ce que la mort ? Rien que de vains mots. Dans l'amour seul est la vérité, et je t'aime, ô ma mie éternellement belle ! »

     —« Geoffroy ! qu'il fait bon ici dans cette salle, au clair de lune ! Jamais plus je ne voudrais voir le jour et les rayons du soleil. »

     —« Mélisande! chère folle, tu es toi-même la lumière et le soleil ; partout, sous tes pas, fleurit le printemps; partout, à ton approche, s'épanouissent délices d'amour et délices de mai. »

     Ainsi ils devisent, ainsi en causant ils vont de çà de là, ces gracieux fantômes, tandis qu'un rayon de la lune les regarde par la fenêtre cintrée.

     A la fin cependant le premier éclat du matin met en fuite t'apparition charmante; ils se glissent, tout effarouchés, dans les tapisseries de la muraille.

Heinrich Heine / Poëmes et légendes - Romancero (extrait)