« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La grosse femme à la robe couleur de fraise

 



 

     La grosse femme à la robe couleur de fraise, à peine entrée dans le café, serre énergiquement la main de chaque client, inventant une fraternité de fin du monde. Puis elle s’accoude au comptoir et demande un verre de rouge avec le naturel enjoué des gens du peuple et des saints irrévélés.

 

     Je bois un blanc avec un ami. Le ballon du verre scintille, embué d’une lumière glacée plus rafraîchissante que le vin. Dieu m’a mis dans le désert : à lui de me désaltérer. La sainte couleur de fraise me rappelle par son geste que rien en profondeur ne sépare les humains. Nous sommes tous naufragés de l’éternel et le plus simple geste — pour peu qu’il soit vrai — est un débris du ciel à quoi nous raccrocher.

 

     Puisqu’on ne sait jamais rien, autant donner notre confiance et être comme Dieu, aveugle.

 

     Le soufre du mâcon supérieur commence à légèrement marteler mes tempes, pendant que la poignée de main en or d’une inconnue fait son chemin incendiaire dans mon âme. Rien de plus simple que d’aller main tendue vers un étranger. Ce simple geste est le plus rare. J’ai déjà vu cette déclaration soudaine d’amitié dans un hôpital psychiatrique près de Besançon. Un homme vient à ma rencontre, le visage explosé de joie : « Je vous reconnais, vous êtes Dieu. » Ma réponse négative l’enténèbre. Aujourd’hui je lui dirais : « C’est vrai, je suis Dieu — tout comme vous. »

 

     Les cafés ressemblent quand on les voit depuis la rue, la nuit, à des tableaux de petits maîtres hollandais — un peu d’or serti de plomb. La  même scène souvent revient, celle d’un roi triste buvant un vin triste sous une lumière triste.

 

     Derrière le chatoiement des apparences le néant, et derrière le néant un palais de lumière où vivent fous et saints.

 

     Que reste-t-il de tous les livres lus ? Leurs cendres retombent sur le cerveau, un courant d’air les chasse.

 

     J’ai souvent fait des promenades enchantées avec Thérèse d’Avila. Elle me parlait de sa vie, de ses couvents, de ses anges harceleurs. Je la regardais régler ses affaires. Elle n’y allait pas de main morte. La sainte des fraisiers en me serrant la main m’avait en une seconde emmené aussi loin que la grande dame un peu sévère de la haute mystique.

 

     J’ai écrasé un moustique contre le mur avec un livre de Thérèse d’Avila. On n’échappe pas aux saintes.

Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige (extrait)