« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

AU MOINS


 

 

Je veux me lever tôt encore un matin,

avant le soleil. avant les oiseaux, même.

Je veux m’asperger le visage d’eau froide

pour être à ma table de travail

quand le ciel s’éclaire et que la fumée

commence à monter des cheminées

des autres maisons.

Je veux voir les vagues se briser

sur cette plage rocheuse, pas seulement les entendre

se briser comme j’ai fait toute la nuit dans mon sommeil.

Je veux voir encore les bateaux

franchir le détroit venus de tous

les pays maritimes du monde —

les vieux rafiots crasseux qui avancent à peine,

et les cargos flambants neufs

peints de toutes les couleurs existant sous le soleil

qui fendent l’eau quand ils passent.

Je veux guetter leur apparition.

et le va-et-vient des petits bateaux

entre les navires

et le poste du pilote près du phare.

Je veux les voir embarquer un homme descendu du navire

et en faire monter un autre à bord.

Je veux passer la journée à observer cette opération

et parvenir à mes propres conclusions.

J’ai horreur de sembler insatiable — j’ai tant de sujets

de gratitude déjà.

Mais je veux me lever tôt encore un matin, au moins.

Et aller m’asseoir avec du café et attendre.

Attendre c’est tout, pour voir ce qui va se passer.

Raymond Carver / Où l’eau s’unit avec l’eau - III
traduit de l’anglais (États-Unis) parJacqueline Huet,
Jean-PIerre Carasso et Emmanuel Moses