La légende de Novgorode
Par domcorrieras, le lundi 9 septembre 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
C’est alors seulement que j’étais un vrai poète.
Lorsqu’on a dix-sept ans — comme a dit Arthur Rimbaud —
on n’a que poésie et amour en tête… C’était une même soirée suffocante,
les tilleuls enivraient comme la bière de Munich. Et le vent somnolent
goûtait l’écume des papillons autour des réverbères… Et les villas
des honorables Suisses
en troupeaux de fringants moutons roses descendaient à l’abreuvoir.
Et moi, comme un somnambule, je descendais du cinquième étage
le long de la gouttière ;
moi, ce jour-là, je m’enfuyais de la maison de mon père.
Je voulais m’engouffrer dans la vie de la poésie
et pour cela il me fallait traverser la poésie de la vie.
J’étais le Hollandais Volant, sous moi scintillaient les époques et les destins
et les sombres nuées de la flotte hanséatique me suivaient à grand’peine
et moi je les attirais vers l’Orient
où nous attendait Novgorode — royaume de l’or puant
des fourrures que, du Pôle, venus de leurs comptoirs et leurs isbas,
des archers à face de Mongols nous apportaient, exigeant de la vodka en échange.
Les plaines luisaient comme de l’hermine dans le soleil couchant,
piquetées de corbeaux dans la neige fraîche… Je contemplais les neiges
et je vis comme en rêve
des files de moines qui marchaient vers leur
Dieu de patience.
dans un énorme livre à l’odeur de cire, j’ai lu son histoire.
J’étais le moine qui psalmodiait, penché sur ce livre
qui de ses ailes jaunies effeuillées
survole l’étendue des siècles et des royaumes
pour nous prouver à tous que tour à tour disparaît et revient
ce qui existe avec nous… Mais la vie sans fin demeure immuable !
Ma plume grinçait et ma fièvre montait dans ma naïve poursuite
de la gloire ; et sous la couverture dorée du livre, c’est moi que je voyais,
prêtre dans la pénombre de l’église orthodoxe.
Et les mots que je laissais tomber étaient les pièces d’or
que je devais payer aux marchands
avant de pouvoir les lancer dans le monde.
Mes mains caressaient la gorge souple des plus douces beautés,
et de ces mains je tordais le cou de mille marchands suants et vaniteux
— et moi aussi j’étais un puissant marchand, effleurant avec délicatesse
les choses payées de mes deniers… Mais en réalité, je n’ai même pas pu frôler
une chair parfumée et tendre et tiède
comme la neige… ni le creux, si chaud aussi, tendre et soyeux
vers lequel tendait mon vif animal.
… / …
Balise Cendrars / La légende Novgorode (extrait)