« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

La légende de Novgorode

 

 

 

C’est alors seulement que j’étais un vrai poète.

 

Lorsqu’on a dix-sept ans — comme a dit Arthur Rimbaud —

on n’a que poésie et amour en tête… C’était une même soirée suffocante,

les tilleuls enivraient comme la bière de Munich. Et le vent somnolent

goûtait l’écume des papillons autour des réverbères… Et les villas

     des honorables Suisses

en troupeaux de fringants moutons roses descendaient à l’abreuvoir.

 

 

 

 

Et moi, comme un somnambule, je descendais du cinquième étage

     le long de la gouttière ;

moi, ce jour-là, je m’enfuyais de la maison de mon père.

 

 

 

 

Je voulais m’engouffrer dans la vie de la poésie

et pour cela il me fallait traverser la poésie de la vie.

J’étais le Hollandais Volant, sous moi scintillaient les époques et les destins

et les sombres nuées de la flotte hanséatique me suivaient à grand’peine

     et moi je les attirais vers l’Orient

où nous attendait Novgorode — royaume de l’or puant

des fourrures que, du Pôle, venus de leurs comptoirs et leurs isbas,

des archers à face de Mongols nous apportaient, exigeant de la vodka en échange.

 

 

 

 

Les plaines luisaient comme de l’hermine dans le soleil couchant,

piquetées de corbeaux dans la neige fraîche… Je contemplais les neiges

     et je vis comme en rêve

des files de moines qui marchaient vers leur

Dieu de patience.

dans un énorme livre à l’odeur de cire, j’ai lu son histoire.

J’étais le moine qui psalmodiait, penché sur ce livre

qui de ses ailes jaunies effeuillées

survole l’étendue des siècles et des royaumes

pour nous prouver à tous que tour à tour disparaît et revient

ce qui existe avec nous… Mais la vie sans fin demeure immuable !

Ma plume grinçait et ma fièvre montait dans ma naïve poursuite

de la gloire ; et sous la couverture dorée du livre, c’est moi que je voyais,

prêtre dans la pénombre de l’église orthodoxe.

Et les mots que je laissais tomber étaient les pièces d’or

que je devais payer aux marchands

avant de pouvoir les lancer dans le monde.

 

 

 

 

Mes mains caressaient la gorge souple des plus douces beautés,

et de ces mains je tordais le cou de mille marchands suants et vaniteux

— et moi aussi j’étais un puissant marchand, effleurant avec délicatesse

les choses payées de mes deniers… Mais en réalité, je n’ai même pas pu frôler

une chair parfumée et tendre et tiède

comme la neige… ni le creux, si chaud aussi, tendre et soyeux

vers lequel tendait mon vif animal.

 

… / …

Balise Cendrars / La légende Novgorode (extrait)