« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

KNULP





…/…

    La neige avait cessé de tomber. Knulp fit une nouvelle halte ; il voulut secouer la neige qui recouvrait son chapeau et ses vêtements. Mais il ne bougea pas, trop distrait et trop las, et Dieu était maintenant tout près de lui. Ses yeux de lumière, grands ouverts, resplendissaient comme le soleil.
    « Ne te troubles plus, dit Dieu. Pourquoi ces plaintes ? Es-tu vraiment incapable de voir que tout s’est passé comme il le fallait, qu’il n’y a rien à regretter ? Aimerais-tu être un monsieur, un artisan, avoir femme et enfants et lire le soir ton journal au coin du feu ? Ne fuirais-tu pas plutôt pour aller dormir dans les bois avec les renards, poser des piège aux oiseaux et apprivoiser les lézards ? »
    Knulp se remit en marche ; il ne ressentait même plus la fatigue qui le faisait chanceler. Il était apaisé et approuvait avec gratitude tout ce que Dieu lui disait.
    « Vois-tu, disait Dieu, je t’ai pris tel que tu étais. En mon nom tu as vagabondé, tu as communiqué aux sédentaires un peu de ton besoin de liberté. En mon nom, tu as fait des bêtises, tu t’es attiré des moqueries ; c’est moi-même dont on s’est moqué en toi et qu’on a aimé en toi. Car tu es mon enfant et mon frère et un morceau de moi-même et tu n’as goûté à rien que je n’aie goûté et souffert avec toi.
    « Oui, dit Knulp dont la tête s’inclinait sur la poitrine. Oui, c’est bien ainsi au fond, je l’ai toujours su. »
    Il reposait maintenant dans la neige, ses membres las étaient devenus très légers et ses yeux rougis souriaient.
    Lorsqu’il les ferma pour dormir un peu, il entendait toujours la voix de Dieu et voyait toujours ses yeux clairs.
    « Tu ne regrettes plus rien, maintenant ? »
dit la voix de Dieu.
    « Plus rien », répondit Knulp, avec un petit rire timide, en hochant la tête.
    « Tout est-il bien ? Tout est-il juste ? »
    « Oui, dit-il, tout est juste. »
    La voix de Dieu se fit plus basse, elle lui rappelait tantôt la voix de sa mère, tantôt celle d’Henriette, tantôt la bonne et douce voix de Lisabeth.
    Lorsque Knulp rouvrit les yeux, le soleil brillait; si aveuglant qu’il  baissa bien vite les paupières. Il sentait la neige peser sur ses mains et il voulut s’en libérer mais son désir d’entrer dans le sommeil était devenu plus fort que tout autre désir.

 

Hermann Hesse / Knulp (extrait final)