« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

le 25e jour de la guerre


 

*

le 25e jour de la guerre

il gèle depuis plusieurs jours

le gros merle est revenu

il reste assis immobile gonflant ses plumes

les quatre petites pommes demi-pourries

que je lui avais posées là

il les a emportées

et maintenant il se régale des grains de tournesol

 

grand souci grande misère

mais le merle va atteindre le printemps

 

*

le 27e jour de la guerre

j’avais déjà ouvert le robinet

quand je vis au fond de l’évier une araignée

que le raz de marée soudain

entraîna tout droit vers l’abîme

je fermai aussitôt le robinet

et quand l’eau eut coulé toute

j’aperçus l’araignée qui s’agrippait

de ses huit oattes

et remonta

rescapée

survivante

 

*

le 29e jour de la guerre

une coccinelle était tombée

dans la cuvette des toilettes

je lui ai tendu mon doigt

l’ai rapprochée de ma bouche

lui ai précautionneusement soufflé dessus

finalement elle a déplié tous ses membres

s’est arc-boutée avec une aile

s’est remise sur ses six pattes

eta gambadé

ma coccinelle

straño bicho de Dios

étrange bestiole du Bon Dieu

 

*

le 31e jour de la guerre

soudain sur la vitre de ma mansarde

l’amicale et folle chrysope

la plus gracieuse et la plus vestaline des mouches

elle a des yeux d’or

cela fait des semaines

que je n’avais vu de chrysope chez moi

 

depuis le premier jour de la guerre

ceci est la première chrysope

sous ma charpente

 

bonjour chrysope étrange animal

tu ne sais rien de rien

tu es étourdie

et vaine et frivole

 

ta présence ne nous aide pas

ne nous avance à rien

 

tu viens de ton œil d’or indifférent

me lorgner

me narguer

et je t’entends fredonner à peu près ceci :

 

ta plume qui crisse et gratte et grince

à tracer syllabe après syllabe

sur le blanc papier

 

 

crois-tu qu’elle réussira à déplacer

un seul grain de sable

(alors qu’il y a la tempête au désert!)

 

crois-tu qu’elle réussira à empêcher

une seule goutte de sang

 

arrête d’écrire

tu ne feras jamais ton éloge de l’orange

et tes petites élégies

sur la coccinelle

et sur l’araignée

elles sont idiotes & débiles

 

arrête

 

je n’arrête pas

 

*

Lambert Schlechter / Ruine de la parole (extrait)