« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

BALLADE DES LIEUX VAGUES



XVM001e2b4e-48b3-11e8-9c30-99340905e6e9.jpg

 

Je me souviens de vous nuages gazomètres
Accordéon amer extase des lieux vagues
Amour malade amour sorcier des quartiers pauvres
Quand il pleut sur la mer dans le sommeil du diable

Amour de nulle part fascination de l’au-
Delà dans les coins borgnes les ruelles basses
Je me souviens de vous le souvenir s’efface
Mais la mémoire s’ouvre à une autre mémoire

Ce fut toujours la même douceur ténébreuse
Lointains ensorcelés de neiges et d’alcools
Le chant du coq faisait pleuvoir les nébuleuses
À la porte du soir frappait le roi des Aulnes

Amour perdu amour sorcier des quartiers pauvres
Semblable à la rumeur des vagues sur la digue
Semblable à l’herbe sèche qu’on brûle en Septembre
Sur les talus rouillés des banlieues de l’Automne

Semblable à ce galop de cloches dans la brume
Pour quelle Épiphanie quelle fuite en Egypte
Peut-être dans le spasme noir de notre mort
Donnerons-nous le jour à l’enfant qui nous hante

Non je n’ai rien vécu mais pourtant sous la cendre
Quel vertige profond du sang autour du cœur
Et quels cris de sirènes là-bas vers les îles
À l’endroit du voyage où flambe le navire

Je me souviens amour ombre prémonitoire
Le roi dans son exil rencontre la Folie
Il devient ce mendiant ce frère de ténèbres
Mais nous effeuillerons nos jours dans sa sébile

Vieux manoirs sous la pluie Ballade des lieux vagues
Il vend à la criée son royaume de sable
Notre-Dame du Soir lui sourit dans les flaques
Le vent souffle à travers le bois des palissades

À minuit le quinquet d’un bureau de tabac
Lui promet l’aventure et la lune en partage
Sur le pavé houleux à la minuit des halles
Le poisson mort dégorge une lune d’argent

À l’aube il abandonne sa vie ivre morte
À la belle étoile des stations de métro
Un chien errant lui vole son âme au passage
Et la banalité se meurt de sortilèges

Ce fut toujours la même douceur ténébreuse
Ainsi descendent les péniches sur le fleuve
Sans bouger de place mais toutes fugitives
Portées par la musique aveugle des écluses

Une odeur d’acacia un air d’accordéon
Une fleur un nuage une chambre d’hôtel
De chaque pas perdu le monde coule à pic
Par-dessus l’horizon dans les rêves de l’ombre.

Christian Bachelin / in Un nouveau monde - Poésie en France - 1960-2010